Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 9
Qu’est-ce qui lui arrive aujourd’hui? Lui demanda Macha.
Mais il ne répondit pas et se contenta de badiner sur mon compte. Il savait bien ce qui m’arrivait.
— Voyez un peu, quelle nuit! Dit-il, du salon où il se tenait debout, devant la porte du balcon sur le jardin.
Nous allâmes le rejoindre, et, effectivement, c’était une nuit telle que je n’en ai jamais ensuite vu une semblable. La pleine lune rayonnait derrière nous, au-dessus de la maison, d’un éclat que depuis je ne lui ai plus retrouvé; la moitié des ombres projetées par les toits, les piliers et la tente de la terrasse allait s’étaler en biais et en raccourci sur le sentier sablonneux et sur le grand ovale de gazon. Tout le surplus resplendissait de lumière et était couvert d’une rosée qu’argentaient les clartés de la lune. Un large chemin, tout bordé de fleurs que coupait en travers, sur un de ses bords, l’ombre des dahlias et de leurs tuteurs, vraie voie lumineuse et fraîche ou scintillaient des cailloux anguleux, s’allongeait dans l’espace et dans la brume. On voyait briller derrière les arbres les toits de l’orangerie, et du fond du ravin s’élevait un brouillard qui s’épaississait à tout instant. Les touffes de lilas, déjà un peu dégarnies, étaient éclairées jusqu’au pied de leurs tiges. Rafraichies par la rosée, les fleurs pouvaient maintenant se distinguer les unes des autres. Dans les allées, l’ombre et la lumière se confondaient de telle sorte qu’on n’eût plus dit des arbres et des sentiers, mais des édifices transparents et agités de molles vibrations. Sur la droite, dans l’ombre de la maison, tout était noir, indistinct, presque effrayant. Mais au delà ressortait, plus resplendissante encore sur cette zone obscure, la tête fantastique d’un peuplier qui, par je ne sais quel effet étrange, s’arrêtait tout auprès et au-dessus de la maison dans une auréole de claire lumière, au lieu de finir dans les lointaines profondeurs de ce ciel d’un bleu sombre.
— Allons promener, dis-je.
Macha y consentit, mais ajouta que je devais mettre des galoches.
— Ce n’est pas nécessaire, dis-je; Serge Mikaïlovitch me donnera le bras.
Comme si cela avait dû m’empêcher de me tremper les pieds! Mais, dans ce moment-là, pour chacun de nous trois, pareille folie était admissible et n’avait rien d’étonnant. Il ne m’avait jamais donné le bras et à présent je le pris de moi-même, et il n’en parut pas surpris. Nous descendîmes tous les trois sur la terrasse. Tout cet univers, ce ciel, ce jardin, cet air que nous respirions, ne me semblaient plus ceux que j’avais toujours connus.
Quand je regardai devant moi, dans l’allée où nous entrions, je me figurai qu’on ne pouvait aller plus loin, que là finissait le monde possible et que tout devait y demeurer pour jamais fixé dans sa beauté présente!
Cependant, à mesure que nous avancions, cette muraille enchantée, faite de beauté pure, s’écartait devant nous et nous livrait passage, et je me retrouvais alors au milieu d’objets familiers, jardin, arbres, sentiers, feuilles sèches. Et c’était bien dans ces sentiers que, nous nous promenions et que nous traversions les cercles lumineux alternés d’autres sphères de ténèbres, que les feuilles sèches bruissaient sous nos pieds et que de tendres branchages venaient me heurter le visage. C’était bien lui qui, marchant près de moi à pas lents et égaux, laissait reposer sur le sien mon bras avec réserve et circonspection. C’était bien la lune au haut des cieux qui nous éclairait à travers les branches immobiles.
Un moment je le regardai. Il n’y avait pas un seul tilleul qui s’élevât dans la partie de l’allée que nous traversions, et son visage m’apparaissait en pleine clarté. Il était si beau et avait l’air si heureux…
Il disait: « N’avez-vous pas peur? » Et moi je l’entendais me dire: Je t’aime, chère enfant! Je t’aime! Je t’aime! Son regard le répétait, et son bras aussi; et la lumière et l’ombre, et l’air et toutes choses le répétaient encore.
Nous parcourûmes ainsi tout le jardin. Macha marchait auprès de nous, trottinant à petits pas et soufflant péniblement, tant elle était fatiguée. Elle dit qu’il était temps de revenir, et elle me faisait peine, grand’peine, la pauvre créature. « Pourquoi ne sent-elle pas de même que nous? Pensai-je. Pourquoi tout le monde n’est-il pas toujours jeune, heureux; comme cette nuit respire la jeunesse et le bonheur, et nous avec elle? »
Nous revînmes à la maison, mais il ne nous quitta pas de longtemps encore. Macha oubliait de nous rappeler qu’il était tard; nous causions de toutes sortes de choses, assez futiles d’ailleurs, restant assis près les uns des autres, sans nous douter nous-mêmes le moins du monde qu’il fût trois heures du matin. Les coqs avaient chanté leur troisième chant quand il partit. Il prit congé de nous tout comme à l’ordinaire et sans rien dire de particulier. Mais je savais à n’en pas douter qu’à dater de ce jour il était à moi et que je ne pouvais plus le perdre. Dès que j’eus ainsi bien reconnu que je l’aimais, je racontai le tout à Macha. Elle en fut joyeuse et touchée, mais la pauvre femme ne put s’endormir cette nuit-là, et, pour moi, je restai longtemps, longtemps encore, à me promener sur la terrasse, à parcourir le jardin, cherchant à me rappeler chaque parole, chaque fait, repassant dans les allées ou nous avions passé ensemble. Je ne me couchai pas de toute la nuit, et pour la première fois de ma vie, je vis lever le soleil et je sus ce qu’était le grand matin. Je ne revis plus jamais ni une semblable nuit ni une matinée pareille. Seulement je me demandais pourquoi il ne me disait pas tout simplement qu’il m’aimait. Pourquoi, pensai-je, invente-t-il telle ou telle difficulté, pourquoi se traite-t-il de vieux, quand tout est si simple et si beau? Pourquoi perdre ainsi un temps précieux, qui peut-être ne reviendra jamais? Qu’il dise donc qu’il aime, qu’il le dise en propres termes, qu’il prenne ma main dans la sienne, qu’il incline la tête et qu’il dise: j’aime. Que tout rougissant il baisse les yeux devant moi, et alors je lui dirai tout. Ou plutôt je ne lui dirai rien, je l’étreindrai dans mes bras et je me mettrai à pleurer. Mais si je me trompais et s’il ne m’aimait pas? Cette pensée me traversa tout à coup l’esprit.
Je m’effrayai de mon propre sentiment. Dieu sait où il aurait pu me conduire, et déjà le souvenir de sa confusion et de la mienne dans la cerisaie, quand je m’y étais jetée près de lui, me pesait, me serrait le cœur. Des larmes mouillèrent mes yeux et je priai. Il me vint alors une pensée assez étrange qui me donna un grand apaisement et fit renaître en moi l’espérance. Je résolus de commencer mes dévotions et de choisir le jour de ma naissance pour devenir sa fiancée.
Comment et pourquoi? Comment cela pouvait-il arriver? Je n’en savais rien, mais dans ce moment même je crus qu’il en serait ainsi. Cependant le jour était tout à fait grandi et tout le monde se levait quand je rentrai dans ma chambre.
IV
Nous étions au carême de l’Assomption, et par conséquent personne dans la maison ne fut surpris de mon projet de faire alors mes dévotions.
Pendant toute cette semaine il ne vint pas nous voir une seule fois, et loin d’être ni surprise, ni alarmée, ou fâchée contre lui, j’étais contente qu’il ne fût pas venu, et ne l’attendais que pour le jour de ma naissance.
Dans le courant de cette même semaine, je me levai chaque jour de bonne heure, et tandis qu’on attelait, seule et me promenant à travers le jardin, je songeais au passé en méditant sur ce qu’il me fallait faire pour me trouver le soir contente de ma journée et fière de n’avoir point commis de fautes.