À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Marcel Proust

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À l’ombre des jeunes filles en fleurs - Marcel  Proust

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à quoi je ne faisais pas attention à cette époque. De mes soucis, de mes amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait l’échange. – Charles, il me semble que ce n’est pas très aimable pour moi tout ce que vous me dites là. – Pas aimable ! Les femmes sont magnifiques ! Je voulais dire simplement à ce jeune homme que ce que la musique montre – du moins à moi – ce n’est pas du tout la « Volonté en soi » et la « Synthèse de l’infini », mais, par exemple, le père Verdurin en redingote dans le Palmarium du Jardin d’Acclimatation. Mille fois, sans sortir de ce salon, cette petite phrase m’a emmené dîner à Armenonville avec elle. Mon Dieu, c’est toujours moins ennuyeux que d’y aller avec Mme de Cambremer. » Mme Swann se mit à rire : « C’est une dame qui passe pour avoir été très éprise de Charles », m’expliqua-t-elle du même ton dont, un peu avant, en parlant de Ver Meer de Delft, que j’avais été étonné de voir qu’elle connaissait, elle m’avait répondu : « C’est que je vous dirai que Monsieur s’occupait beaucoup de ce peintre-là au moment où il me faisait la cour. N’est-ce pas, mon petit Charles ? – Ne parlez pas à tort et à travers de Mme de Cambremer, dit Swann, dans le fond très flatté. – Mais je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit. D’ailleurs il paraît qu’elle est très intelligente, je ne la connais pas. Je la crois très « pushing », ce qui m’étonne d’une femme intelligente. Mais tout le monde dit qu’elle a été folle de vous, cela n’a rien de froissant. » Swann garda un mutisme de sourd, qui était une espèce de confirmation, et une preuve de fatuité. « Puisque ce que je joue vous rappelle le Jardin d’Acclimatation, reprit Mme Swann en faisant par plaisanterie semblant d’être piquée, nous pourrions le prendre tantôt comme but de promenade si ça amuse ce petit. Il fait très beau et vous retrouveriez vos chères impressions ! À propos du Jardin d’Acclimatation, vous savez, ce jeune homme croyait que nous aimions beaucoup une personne que je « coupe » au contraire aussi souvent que je peux, MmeBlatin ! Je trouve très humiliant pour nous qu’elle passe pour notre amie. Pensez que le bon docteur Cottard qui ne dit jamais de mal de personne déclare lui-même qu’elle est infecte. – Quelle horreur ! Elle n’a pour elle que de ressembler tellement à Savonarole. C’est exactement le portrait de Savonarole par Fra Bartolomeo. » Cette manie qu’avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l’expression individuelle est – comme on s’en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu’on voudrait croire à la réalité unique de l’individu – quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis, l’eussent été davantage encore puisqu’ils eussent contenu les portraits d’une foule d’hommes, contemporains non de Gozzoli mais de Swann, c’est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. Il n’y avait pas selon Swann, dans ces cortèges, un seul Parisien de marque qui manquât, comme dans cet acte d’une pièce de Sardou où, par amitié pour l’auteur et la principale interprète, par mode aussi, toutes les notabilités parisiennes, de célèbres médecins, des hommes politiques, des avocats, vinrent pour s’amuser, chacun un soir, figurer sur la scène. « Mais quel rapport a-t-elle avec le Jardin d’Acclimatation ? – Tous ! – Quoi, vous croyez qu’elle a un derrière bleu ciel comme les singes ? – Charles, vous êtes d’une inconvenance ! – Non, je pensais au mot que lui a dit le Cynghalais. – Racontez-le-lui, c’est vraiment « un beau mot ». – C’est idiot. Vous savez que MmeBlatin aime à interpeller tout le monde d’un air qu’elle croit aimable et qui est surtout protecteur. – Ce que nos bons voisins de la Tamise appellent patronising, interrompit Odette. – Elle est allée dernièrement au Jardin d’Acclimatation où il y a des noirs, des Cynghalais, je crois, a dit ma femme, qui est beaucoup plus forte en ethnographie que moi. – Allons, Charles, ne vous moquez pas. – Mais je ne me moque nullement. Enfin, elle s’adresse à un de ces noirs : « Bonjour, négro ! » – C’est un rien ! – En tous cas ce qualificatif ne plut pas au noir. « Moi négro, dit-il avec colère à MmeBlatin, mais toi, chameau ! » – Je trouve cela très drôle ! J’adore cette histoire. N’est-ce pas que c’est « beau » ? On voit bien la mère Blatin : « Moi négro, mais toi chameau ! » Je manifestai un extrême désir d’aller voir ces Cynghalais dont l’un avait appelé MmeBlatin : chameau. Ils ne m’intéressaient pas du tout. Mais je pensais que pour aller au Jardin d’Acclimatation et en revenir nous traverserions cette allée des Acacias où j’avais tant admiré Mme Swann, et que peut-être le mulâtre ami de Coquelin, à qui je n’avais jamais pu me montrer saluant Mme Swann, me verrait assis à côté d’elle au fond d’une victoria.

      Pendant ces minutes où Gilberte, partie se préparer, n’était pas dans le salon avec nous, M. et Mme Swann se plaisaient à me découvrir les rares vertus de leur fille. Et tout ce que j’observais semblait prouver qu’ils disaient vrai ; je remarquais que, comme sa mère me l’avait raconté, elle avait non seulement pour ses amies, mais pour les domestiques, pour les pauvres, des attentions délicates, longuement méditées, un désir de faire plaisir, une peur de mécontenter, se traduisant par de petites choses qui souvent lui donnaient beaucoup de mal. Elle avait fait un ouvrage pour notre marchande des Champs-Élysées et sortit par la neige pour le lui remettre elle-même et sans un jour de retard. « Vous n’avez pas idée de ce qu’est son cœur, car elle le cache », disait son père. Si jeune, elle avait l’air bien plus raisonnable que ses parents. Quand Swann parlait des grandes relations de sa femme, Gilberte détournait la tête et se taisait, mais sans air de blâme, car son père ne lui paraissait pas pouvoir être l’objet de la plus légère critique. Un jour que je lui avais parlé de MlleVinteuil, elle me dit :

      – Jamais je la connaîtrai, pour une raison, c’est qu’elle n’était pas gentille pour son père, à ce qu’on dit, elle lui faisait de la peine. Vous ne pouvez pas plus comprendre cela que moi, n’est-ce pas, vous qui ne pourriez sans doute pas plus survivre à votre papa que moi au mien, ce qui est du reste tout naturel. Comment oublier jamais quelqu’un qu’on aime depuis toujours !

      Et une fois qu’elle était plus particulièrement câline avec Swann, comme je le lui fis remarquer quand il fut loin :

      – Oui, pauvre papa, c’est ces jours-ci l’anniversaire de la mort de son père. Vous pouvez comprendre ce qu’il doit éprouver, vous comprenez cela, vous, nous sentons de même sur ces choses-là. Alors, je tâche d’être moins méchante que d’habitude. – Mais il ne vous trouve pas méchante, il vous trouve parfaite. – Pauvre papa, c’est parce qu’il est trop bon.

      Ses parents ne me firent pas seulement l’éloge des vertus de Gilberte – cette même Gilberte qui même avant que je l’eusse jamais vue m’apparaissait devant une église, dans un paysage de l’Île-de-France, et qui ensuite m’évoquant non plus mes rêves, mais mes souvenirs, était toujours devant la haie d’épines roses, dans le raidillon que je prenais pour aller du côté de Méséglise ; – comme j’avais demandé à Mme Swann, en m’efforçant de prendre le ton indifférent d’un ami de la famille, curieux des préférences d’une enfant, quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu’elle aimait le mieux, Mme Swann me répondit :

      – Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences, vous qui êtes le grand favori, le grand crack comme disent les Anglais.

      Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand la réalité se replie et s’applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle nous le cache entièrement, se confond avec lui, comme deux figures égales et superposées qui n’en font plus qu’une, alors qu’au contraire, pour donner à notre joie toute sa signification, nous voudrions garder à tous ces points de notre désir, dans le moment même où nous y touchons – et pour être plus certain que ce soit bien eux – le prestige d’être intangibles. Et la pensée ne peut même pas reconstituer l’état ancien pour le confronter au nouveau, car elle n’a plus le champ

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