À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Marcel Proust
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Il ne m’offrit absolument rien pour la Revue des Deux-Mondes, mais me posa un certain nombre de questions sur ce qu’avaient été ma vie et mes études, sur mes goûts dont j’entendis parler pour la première fois comme s’il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis que j’avais cru jusqu’ici que c’était un devoir de les contrarier. Puisqu’ils me portaient du côté de la littérature, il ne me détourna pas d’elle ; il m’en parla au contraire avec déférence comme d’une personne vénérable et charmante du cercle choisi de laquelle, à Rome ou à Dresde, on a gardé le meilleur souvenir et qu’on regrette par suite des nécessités de la vie de retrouver si rarement. Il semblait m’envier en souriant d’un air presque grivois les bons moments que, plus heureux que lui et plus libre, elle me ferait passer. Mais les termes mêmes dont il se servait me montraient la Littérature comme trop différente de l’image que je m’en étais faite à Combray, et je compris que j’avais eu doublement raison de renoncer à elle. Jusqu’ici je m’étais seulement rendu compte que je n’avais pas le don d’écrire ; maintenant M. de Norpois m’en ôtait même le désir. Je voulus lui exprimer ce que j’avais rêvé ; tremblant d’émotion, je me serais fait un scrupule que toutes mes paroles ne fussent pas l’équivalent le plus sincère possible de ce que j’avais senti et que je n’avais jamais essayé de me formuler ; c’est dire que mes paroles n’eurent aucune netteté. Peut-être par habitude professionnelle, peut-être en vertu du calme qu’acquiert tout homme important dont on sollicite le conseil et qui, sachant qu’il gardera en mains la maîtrise de la conversation, laisse l’interlocuteur s’agiter, s’efforcer, peiner à son aise, peut-être aussi pour faire valoir le caractère de sa tête (selon lui grecque, malgré les grands favoris), M. de Norpois, pendant qu’on lui exposait quelque chose, gardait une immobilité de visage aussi absolue que si vous aviez parlé devant quelque buste antique – et sourd – dans une glyptothèque. Tout à coup, tombant comme le marteau du commissaire-priseur, ou comme un oracle de Delphes, la voix de l’Ambassadeur qui vous répondait vous impressionnait d’autant plus que rien dans sa face ne vous avait laissé soupçonner le genre d’impression que vous aviez produit sur lui, ni l’avis qu’il allait émettre.
– Précisément, me dit-il tout à coup comme si la cause était jugée et après m’avoir laissé bafouiller en face des yeux immobiles qui ne me quittaient pas un instant, j’ai le fils d’un de mes amis qui, mutatis mutandis, est comme vous (et il prit pour parler de nos dispositions communes le même ton rassurant que si elles avaient été des dispositions non pas à la littérature, mais au rhumatisme et s’il avait voulu me montrer qu’on n’en mourait pas). Aussi a-t-il préféré quitter le quai d’Orsay où la voie lui était pourtant toute tracée par son père et, sans se soucier du qu’en dira-t-on, il s’est mis à produire. Il n’a certes pas lieu de s’en repentir. Il a publié il y a deux ans – il est d’ailleurs beaucoup plus âgé que vous, naturellement – un ouvrage relatif au sentiment de l’Infini sur la rive occidentale du lac Victoria-Nyanza et cette année un opuscule moins important, mais conduit d’une plume alerte, parfois même acérée, sur le fusil à répétition dans l’armée bulgare, qui l’ont mis tout à fait hors de pair. Il a déjà fait un joli chemin, il n’est pas homme à s’arrêter en route, et je sais que, sans que l’idée d’une candidature ait été envisagée, on a laissé tomber son nom deux ou trois dans la conversation, et d’une façon qui n’avait rien de défavorable, à l’Académie des Sciences morales. En somme, sans pouvoir dire encore qu’il soit au pinacle, il a conquis de haute lutte une fort jolie position et le succès qui ne va pas toujours qu’aux agités et aux brouillons, aux faiseurs d’embarras qui sont presque toujours des faiseurs, le succès a récompensé son effort.
Mon père, me voyant déjà académicien dans quelques années, respirait une satisfaction que M. de Norpois porta à son comble quand, après un instant d’hésitation pendant lequel il sembla calculer les conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte : « Allez donc le voir de ma part, il pourra vous donner d’utiles conseils », me causant par ces mots une agitation aussi pénible que s’il m’avait annoncé qu’on m’embarquait le lendemain comme mousse à bord d’un voilier.
Ma tante Léonie m’avait fait héritier, en même temps que de beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide – révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette fortune jusqu’à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible rendement qu’il jugeait particulièrement solides, notamment les Consolidés Anglais et le 4% Russe. « Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n’est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital. » Pour le reste, mon père lui dit en gros ce qu’il avait acheté. M. de Norpois eut un imperceptible sourire de félicitations : comme tous les capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe d’intelligence