Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas
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– Oui, monsieur, moi-même, répondit l’armateur.
– Approchez-vous donc, continua le magistrat, en faisant de la main un signe protecteur, et dites-moi à quelle circonstance je dois l’honneur de votre visite.
– Ne vous en doutez-vous point, monsieur? demanda Morrel.
– Non, pas le moins du monde; ce qui n’empêche pas que je ne sois tout disposé à vous être agréable, si la chose était en mon pouvoir.
– La chose dépend entièrement de vous, monsieur, dit Morrel.
– Expliquez-vous donc, alors.
– Monsieur, continua l’armateur, reprenant son assurance à mesure qu’il parlait, et affermi d’ailleurs par la justice de sa cause et la netteté de sa position, vous vous rappelez que, quelques jours avant qu’on apprit le débarquement de Sa Majesté l’empereur, j’étais venu réclamer votre indulgence pour un malheureux jeune homme, un marin, second à bord de mon brick; il était accusé, si vous vous le rappelez de relations avec l’île d’Elbe: ces relations, qui étaient un crime à cette époque, sont aujourd’hui des titres de faveur. Vous serviez Louis XVIII alors, et ne l’avez pas ménagé, monsieur; c’était votre devoir. Aujourd’hui, vous servez Napoléon, et vous devez le protéger; c’est votre devoir encore. Je viens donc vous demander ce qu’il est devenu.»
Villefort fit un violent effort sur lui même.
«Le nom de cet homme? demanda-t-il: ayez la bonté de me dire son nom.
– Edmond Dantès.»
Évidemment, Villefort eût autant aimé, dans un duel, essuyer le feu de son adversaire à vingt-cinq pas, que d’entendre prononcer ainsi ce nom à bout portant; cependant il ne sourcilla point. «De cette façon, se dit en lui-même Villefort, on ne pourra point m’accuser d’avoir fait de l’arrestation de ce jeune homme une question purement personnelle.»
«Dantès? répéta-t-il, Edmond Dantès, dites-vous?
– Oui, monsieur.»
Villefort ouvrit alors un gros registre placé dans un casier voisin, recourut à une table, de la table passa à des dossiers, et, se retournant vers l’armateur:
«Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, monsieur?» lui dit-il de l’air le plus naturel.
Si Morrel eût été un homme plus fin ou mieux éclairé sur cette affaire, il eût trouvé bizarre que le substitut du procureur du roi daignât lui répondre sur ces matières complètement étrangères à son ressort; et il se fût demandé pourquoi Villefort ne le renvoyait point aux registres d’écrou, aux gouverneurs de prison, au préfet du département. Mais Morrel, cherchant en vain la crainte dans Villefort, n’y vit plus, du moment où toute crainte paraissait absente, que la condescendance: Villefort avait rencontré juste.
«Non, monsieur, dit Morrel, je ne me trompe pas; d’ailleurs, je connais le pauvre garçon depuis dix ans, et il est à mon service depuis quatre. Je vins, vous en souvenez-vous? il y a six semaines, vous prier d’être clément, comme je viens aujourd’hui vous prier d’être juste pour le pauvre garçon; vous me reçûtes même assez mal et me répondîtes en homme mécontent. Ah! c’est que les royalistes étaient durs aux bonapartistes en ce temps-là!
– Monsieur, répondit Villefort arrivant à la parade avec sa prestesse et son sang-froid ordinaires, j’étais royaliste alors que je croyais les Bourbons non seulement les héritiers légitimes du trône, mais encore les élus de la nation; mais le retour miraculeux dont nous venons d’être témoins m’a prouvé que je me trompais. Le génie de Napoléon a vaincu: le monarque légitime est le monarque aimé.
– À la bonne heure! s’écria Morrel avec sa bonne grosse franchise, vous me faites plaisir de me parler ainsi, et j’en augure bien pour le sort d’Edmond.
– Attendez donc, reprit Villefort en feuilletant un nouveau registre, j’y suis: c’est un marin, n’est-ce pas, qui épousait une Catalane? Oui, oui; oh! je me rappelle maintenant: la chose était très grave.
– Comment cela?
– Vous savez qu’en sortant de chez moi il avait été conduit aux prisons du palais de justice.
– Oui, eh bien?
– Eh bien, j’ai fait mon rapport à Paris, j’ai envoyé les papiers trouvés sur lui. C’était mon devoir que voulez-vous… et huit jours après son arrestation le prisonnier fut enlevé.
– Enlevé! s’écria Morrel; mais qu’a-t-on pu faire du pauvre garçon?
– Oh! rassurez-vous. Il aura été transporté à Fenestrelle, à Pignerol, aux Îles Sainte-Marguerite, ce que l’on appelle dépaysé, en termes d’administration; et un beau matin vous allez le voir revenir prendre le commandement de son navire.
– Qu’il vienne quand il voudra, sa place lui sera gardée. Mais comment n’est-il pas déjà revenu? Il me semble que le premier soin de la justice bonapartiste eût dû être de mettre dehors ceux qu’avait incarcérés la justice royaliste.
– N’accusez pas témérairement, mon cher monsieur Morrel, répondit Villefort; il faut, en toutes choses, procéder légalement. L’ordre d’incarcération était venu d’en haut, il faut que d’en haut aussi vienne l’ordre de liberté. Or, Napoléon est rentré depuis quinze jours à peine; à peine aussi les lettres d’abolition doivent-elles être expédiées.
– Mais, demanda Morrel, n’y a-t-il pas moyen de presser les formalités, maintenant que nous triomphons? J’ai quelques amis, quelque influence, je puis obtenir mainlevée de l’arrêt.
– Il n’y a pas eu d’arrêt.
– De l’écrou, alors.
– En matière politique, il n’y a pas de registre d’écrou; parfois les gouvernements ont intérêt à faire disparaître un homme sans qu’il laisse trace de son passage: des notes d’écrou guideraient les recherches.
– C’était comme cela sous les Bourbons peut-être, mais maintenant…
– C’est comme cela dans tous les temps, mon cher monsieur Morrel; les gouvernements se suivent et se ressemblent; la machine pénitentiaire montée sous Louis XIV va encore aujourd’hui, à la Bastille près. L’Empereur a toujours été plus strict pour le règlement de ses prisons que ne l’a été le Grand Roi lui-même; et le nombre des incarcérés dont les registres ne gardent aucune trace est incalculable.»
Tant de bienveillance eût détourné des certitudes, et Morrel n’avait pas même de soupçons.
«Mais enfin, monsieur de Villefort, dit-il, quel conseil me donneriez-vous qui hâtât le retour du pauvre Dantès?
– Un seul, monsieur: faites une pétition au ministre de la Justice.
– Oh! monsieur, nous savons ce que c’est que les pétitions: le ministre en reçoit deux cents par jour et n’en lit point quatre.
– Oui, reprit Villefort, mais il lira une pétition envoyée par moi, apostillée par moi, adressée directement par moi.