Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas
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Dantès avait dit: «Je veux mourir» et s’était choisi son genre de mort; alors il l’avait bien envisagé, et de peur de revenir sur sa décision, il s’était fait serment à lui-même de mourir ainsi. Quand on me servira mon repas du matin et mon repas du soir, avait-il pensé, je jetterai les aliments par la fenêtre et j’aurai l’air de les avoir mangés.
Il le fit comme il s’était promis de le faire. Deux fois le jour, par la petite ouverture grillée qui ne lui laissait apercevoir que le ciel, il jetait ses vivres, d’abord gaiement, puis avec réflexion, puis avec regret; il lui fallut le souvenir du serment qu’il s’était fait pour avoir la force de poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui lui répugnaient autrefois, la faim, aux dents aiguës, les lui faisait paraître appétissants à l’œil et exquis à l’odorat; quelquefois, il tenait pendant une heure à sa main le plat qui le contenait, l’œil fixé sur ce morceau de viande pourrie ou sur ce poisson infect, et sur ce pain noir et moisi. C’étaient les derniers instincts de la vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en temps terrassaient sa résolution. Alors son cachot ne lui paraissait plus aussi sombre, son état lui semblait moins désespéré; il était jeune encore; il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui restait cinquante ans à vivre à peu près, c’est-à-dire deux fois ce qu’il avait vécu. Pendant ce laps de temps immense, que d’événements pouvaient forcer les portes, renverser les murailles du château d’If et le rendre à la liberté! Alors, il approchait ses dents du repas que, Tantale volontaire, il éloignait lui-même de sa bouche; mais alors le souvenir de son serment lui revenait à l’esprit, et cette généreuse nature avait trop peur de se mépriser soi-même pour manquer à son serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable, le peu d’existence qui lui restait, et un jour vint où il n’eut plus la force de se lever pour jeter par la lucarne le souper qu’on lui apportait.
Le lendemain il ne voyait plus, il entendait à peine. Le geôlier croyait à une maladie grave; Edmond espérait dans une mort prochaine.
La journée s’écoula ainsi: Edmond sentait un vague engourdissement, qui ne manquait pas d’un certain bien-être, le gagner. Les tiraillements nerveux de son estomac s’étaient assoupis; les ardeurs de sa soif s’étaient calmées; lorsqu’il fermait les yeux, il voyait une foule de lueurs brillantes pareilles à ces feux follets qui courent la nuit sur les terrains fangeux: c’était le crépuscule de ce pays inconnu qu’on appelle la mort. Tout à coup le soir, vers neuf heures il entendit un bruit sourd à la paroi du mur contre lequel il était couché.
Tant d’animaux immondes étaient venus faire leur bruit dans cette prison que, peu à peu, Edmond avait habitué son sommeil à ne pas se troubler de si peu de chose; mais cette fois, soit que ses sens fussent exaltés par l’abstinence, soit que réellement le bruit fût plus fort que de coutume, soit que dans ce moment suprême tout acquît de l’importance, Edmond souleva sa tête pour mieux entendre.
C’était un grattement égal qui semblait accuser, soit une griffe énorme, soit une dent puissante, soit enfin la pression d’un instrument quelconque sur des pierres.
Bien qu’affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappé par cette idée banale constamment présente à l’esprit des prisonniers: la liberté. Ce bruit arrivait si juste au moment où tout bruit allait cesser pour lui, qu’il lui semblait que Dieu se montrait enfin pitoyable à ses souffrances et lui envoyait ce bruit pour l’avertir de s’arrêter au bord de la tombe où chancelait déjà son pied. Qui pouvait savoir si un de ses amis, un de ces êtres bien-aimés auxquels il avait songé si souvent qu’il y avait usé sa pensée, ne s’occupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas à rapprocher la distance qui les séparait?
Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c’était un de ces rêves qui flottent à la porte de la mort.
Cependant, Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce bruit dura trois heures à peu près, puis Edmond entendit une sorte de croulement, après quoi le bruit cessa.
Quelques heures après, il reprit plus fort et plus rapproché. Déjà Edmond s’intéressait à ce travail qui lui faisait société; tout à coup le geôlier entra.
Depuis huit jours à peu près qu’il avait résolu de mourir, quatre jours qu’il avait commencé de mettre ce projet à exécution, Edmond n’avait point adressé la parole à cet homme, ne lui répondant pas quand il lui avait parlé pour lui demander de quelle maladie il croyait être atteint, et se retournant du côté du mur quand il en était regardé trop attentivement. Mais aujourd’hui, le geôlier pouvait entendre ce bruissement sourd, s’en alarmer, y mettre fin, et déranger ainsi peut-être ce je ne sais quoi d’espérance, dont l’idée seule charmait les derniers moments de Dantès.
Le geôlier apportait à déjeuner.
Dantès se souleva sur son lit, et, enflant sa voix, se mit à parler sur tous les sujets possibles, sur la mauvaise qualité des vivres qu’il apportait, sur le froid dont on souffrait dans ce cachot, murmurant et grondant pour avoir le droit de crier plus fort, et lassant la patience du geôlier, qui justement ce jour-là avait sollicité pour le prisonnier malade un bouillon et du pain frais, et qui lui apportait ce bouillon et ce pain.
Heureusement, il crut que Dantès avait le délire; il posa les vivres sur la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait l’habitude de les poser, et se retira.
Libre alors, Edmond se remit à écouter avec joie.
Le bruit devenait si distinct que, maintenant, le jeune homme l’entendait sans efforts.
«Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit continue, malgré le jour, c’est quelque malheureux prisonnier comme moi qui travaille à sa délivrance. Oh! si j’étais près de lui, comme je l’aiderais!»
Puis, tout à coup, un nuage sombre passa sur cette aurore d’espérance dans ce cerveau habitué au malheur et qui ne pouvait se reprendre que difficilement aux joies humaines; cette idée surgit aussitôt, que ce bruit avait pour cause le travail de quelques ouvriers que le gouverneur employait aux réparations d’une chambre voisine.
Il était facile de s’en assurer; mais comment risquer une question? Certes, il était tout simple d’attendre l’arrivée du geôlier, de lui faire écouter ce bruit, et de voir la mine qu’il ferait en l’écoutant; mais se donner une pareille satisfaction, n’était-ce pas trahir des intérêts bien précieux pour une satisfaction bien courte? Malheureusement, la tête d’Edmond, cloche vide, était assourdie par le bourdonnement d’une idée; il était si faible que son esprit flottait comme une vapeur, et ne pouvait se condenser autour d’une pensée. Edmond ne vit qu’un moyen de rendre la netteté à sa réflexion et la lucidité à son jugement; il tourna les yeux vers le bouillon fumant encore que le geôlier venait de déposer sur la table, se leva, alla en chancelant jusqu’à lui, prit la tasse, la porta à ses lèvres, et avala le breuvage qu’elle contenait avec une indicible sensation de bien-être.
Alors il eut le courage d’en rester là: il avait entendu dire que de malheureux naufragés recueillis, exténués par la faim, étaient morts pour avoir gloutonnement dévoré une nourriture trop substantielle. Edmond posa sur la table le pain qu’il tenait déjà presque à portée de sa bouche, et alla se recoucher. Edmond ne voulait plus mourir.
Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau; toutes ses idées, vagues et presque insaisissables, reprenaient leur place dans cet échiquier merveilleux, où une case de plus peut-être suffit pour établir la supériorité de l’homme sur les animaux. Il put penser et fortifier sa pensée avec le raisonnement.
Alors il se dit:
«Il