Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas
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Le jour même, les jeunes gens du cinquième étage furent prévenus par le notaire qui avait fait le contrat que le nouveau propriétaire leur donnait le choix d’un appartement dans toute la maison, sans augmenter en aucune façon leur loyer, à la condition qu’ils lui céderaient les deux chambres qu’ils occupaient.
Cet événement étrange occupa pendant plus de huit jours tous les habitués des Allées de Meilhan, et fit faire mille conjectures dont pas une ne se trouva être exacte.
Mais ce qui surtout brouilla toutes les cervelles et troubla tous les esprits, c’est qu’on vit le soir même le même homme qu’on avait vu entrer dans la maison des Allées de Meilhan se promener dans le petit village des Catalans, et entrer dans une pauvre maison de pêcheurs où il resta plus d’une heure à demander des nouvelles de plusieurs personnes qui étaient mortes ou qui avaient disparu depuis plus de quinze ou seize ans.
Le lendemain, les gens chez lesquels il était entré pour faire toutes ces questions reçurent en cadeau une barque catalane toute neuve, garnie de deux seines et d’un chalut.
Ces braves gens eussent bien voulu remercier le généreux questionneur; mais en les quittant on l’avait vu, après avoir donné quelques ordres à un marin, monter à cheval et sortir de Marseille par la porte d’Aix.
XXVI. L’auberge du pont du Gard
Ceux qui, comme moi, ont parcouru à pied le Midi de la France ont pu remarquer entre Bellegarde et Beaucaire, à moitié chemin à peu près du village à la ville, mais plus rapprochée cependant de Beaucaire que de Bellegarde, une petite auberge où pend, sur une plaque de tôle qui grince au moindre vent, une grotesque représentation du pont du Gard. Cette petite auberge, en prenant pour règle le cours du Rhône, est située au côté gauche de la route, tournant le dos au fleuve; elle est accompagnée de ce que dans le Languedoc on appelle un jardin: c’est-à-dire que la face opposée à celle qui ouvre sa porte aux voyageurs donne sur un enclos où rampent quelques oliviers rabougris et quelques figuiers sauvages au feuillage argenté par la poussière; dans leurs intervalles poussent, pour tout légume, des aulx, des piments et des échalotes; enfin, à l’un de ses angles, comme une sentinelle oubliée, un grand pin parasol élance mélancoliquement sa tige flexible, tandis que sa cime, épanouie en éventail, craque sous un soleil de trente degrés.
Tous ces arbres, grands ou petits se courbent inclinés naturellement dans la direction où passe le mistral, l’un des trois fléaux de la Provence; les deux autres, comme on sait ou comme on ne sait pas, étant la Durance et le Parlement.
Çà et là, dans la plaine environnante, qui ressemble à un grand lac de poussière, végètent quelques tiges de froment que les horticulteurs du pays élèvent sans doute par curiosité et dont chacune sert de perchoir à une cigale qui poursuit de son chant aigre et monotone les voyageurs égarés dans cette thébaïde.
Depuis sept ou huit ans à peu près, cette petite auberge était tenue par un homme et une femme ayant pour tout domestique une fille de chambre appelée Trinette et un garçon d’écurie répondant au nom de Pacaud; double coopération qui au reste suffisait largement aux besoins du service, depuis qu’un canal creusé de Beaucaire à Aigues-mortes avait fait succéder victorieusement les bateaux au roulage accéléré, et le coche à la diligence.
Ce canal, comme pour rendre plus vifs encore les regrets du malheureux aubergiste qu’il ruinait, passait entre le Rhône qui l’alimente et la route qu’il épuise, à cent pas à peu près de l’auberge dont nous venons de donner une courte mais fidèle description.
L’hôtelier qui tenait cette petite auberge pouvait être un homme de quarante à quarante-cinq ans, grand, sec et nerveux, véritable type méridional avec ses yeux enfoncés et brillants, son nez en bec d’aigle et ses dents blanches comme celles d’un animal carnassier. Ses cheveux, qui semblaient, malgré les premiers souffles de l’âge, ne pouvoir se décider à blanchir, étaient, ainsi que sa barbe, qu’il portait en collier, épais, crépus et à peine parsemés de quelques poils blancs. Son teint, hâlé naturellement, s’était encore couvert d’une nouvelle couche de bistre par l’habitude que le pauvre diable avait prise de se tenir depuis le matin jusqu’au soir sur le seuil de sa porte, pour voir si, soit à pied, soit en voiture, il ne lui arrivait pas quelque pratique: attente presque toujours déçue, et pendant laquelle il n’opposait à l’ardeur dévorante du soleil d’autre préservatif pour son visage qu’un mouchoir rouge noué sur sa tête, à la manière des muletiers espagnols. Cet homme, c’était notre ancienne connaissance Gaspard Caderousse.
Sa femme, au contraire, qui, de son nom de fille, s’appelait Madeleine Radelle, était une femme pâle, maigre et maladive; née aux environs d’Arles, elle avait, tout en conservant les traces primitives de la beauté traditionnelle de ses compatriotes, vu son visage se délabrer lentement dans l’accès presque continuel d’une de ces fièvres sourdes si communes parmi les populations voisines des étangs d’Aigues-mortes et des marais de la Camargue. Elle se tenait donc presque toujours assise et grelottante au fond de sa chambre située au premier, soit étendue dans un fauteuil, soit appuyée contre son lit, tandis que son mari montait à la porte sa faction habituelle: faction qu’à prolongeait d’autant plus volontiers que chaque fois qu’il se retrouvait avec son aigre moitié, celle-ci le poursuivait de ses plaintes éternelles contre le sort, plaintes auxquelles son mari ne répondait d’habitude que par ces paroles philosophiques:
«Tais-toi, la Carconte! c’est Dieu qui le veut comme cela.»
Ce sobriquet venait de ce que Madeleine Radelle était née dans le village de la Carconte, situé entre Salon et Lambesc. Or, suivant une habitude du pays, qui veut que l’on désigne presque toujours les gens par un surnom au lieu de les désigner par un nom, son mari avait substitué cette appellation à celle de Madeleine, trop douce et trop euphonique peut-être pour son rude langage.
Cependant, malgré cette prétendue résignation aux décrets de la Providence, que l’on n’aille pas croire que notre aubergiste ne sentît pas profondément l’état de misère où l’avait réduit ce misérable canal de Beaucaire, et qu’il fût invulnérable aux plaintes incessantes dont sa femme le poursuivait. C’était, comme tous les Méridionaux, un homme sobre et sans de grands besoins, mais vaniteux pour les choses extérieures; aussi, au temps de sa prospérité, il ne laissait passer ni une ferrade, ni une procession de la tarasque sans s’y montrer avec la Carconte, l’un dans ce costume pittoresque des hommes du Midi et qui tient à la fois du catalan et de l’andalou; l’autre avec ce charmant habit des femmes d’Arles qui semble emprunté à la Grèce et à l’Arabie; mais peu à peu, chaînes de montres, colliers, ceinturés aux mille couleurs, corsages brodés, vestes de velours, bas à coins élégants, guêtres bariolées, souliers à boucles d’argent avaient disparu, et Gaspard Caderousse, ne pouvant plus se montrer à la hauteur de sa splendeur passée, avait renoncé pour lui et pour sa femme à toutes ces pompes mondaines, dont il entendait, en se rongeant sourdement le cœur, les bruits joyeux retentir jusqu’à cette pauvre auberge, qu’il continuait de garder bien plus comme un abri que comme une spéculation.
Caderousse s’était donc tenu, comme c’était son habitude, une partie de la matinée devant la porte, promenant son regard mélancolique d’un petit gazon pelé, où picoraient quelques poules, aux deux extrémités du chemin désert qui s’enfonçait d’un côté au midi et de l’autre au nord, quand tout à coup la voix aigre de sa femme le força de quitter son poste; il rentra en grommelant et monta au premier laissant néanmoins la porte toute grande ouverte comme pour inviter les voyageurs à ne pas l’oublier en passant.