Du côté de chez Swann. Marcel Proust
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Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, puisqu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi.
C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et la drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire,