Du côté de chez Swann. Marcel Proust

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Du côté de chez Swann - Marcel  Proust

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Ils m’ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le père Lecomte, agréable aux Dieux immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollon tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme.

      Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe – même son ami Swann était d’origine juive – s’il n’avait trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j’amenais un nouvel ami, il était bien rare qu’il ne fredonnât pas : « Ô Dieu de nos Pères » de la Juive ou bien « Israël romps ta chaîne », ne chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.

      Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.

      – Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ?

      – Dumont, grand-père.

      – Dumont ! Oh ! je me méfie.

      Et il chantait :

      « Archers, faites bonne garde !

      Veillez sans trêve et sans bruit ; »

      Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s’écriait : « À la garde ! À la garde ! » ou, si c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors, pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement :

      « De ce timide Israëlite

      Quoi ! vous guidez ici les pas ! »

      ou :

      « Champs paternels, Hébron, douce vallée. »

      ou encore :

      « Oui, je suis de la race élue. »

      Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :

      – Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc ? est-ce qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent.

      Il n’en avait tiré que cette réponse :

      – Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.

      – Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus intéressant ! C’est un imbécile.

      Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.

      – Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou.

      Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser, il avait dit :

      – Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.

      Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma grand’tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était sa plus proche parente et que cela « se devait ».

      Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendre – nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.

      Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.

      Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais

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