Au Bonheur des Dames. Emile Zola
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Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries, deux jeunes gens causaient à voix basse. L’un, petit et charmant, les reins solides, la peau rose, cherchait à marier des couleurs de soie, pour un étalage intérieur. Il se nommait Hutin, était fils d’un cafetier d’Yvetot, et avait su, en dix-huit mois, devenir un des premiers vendeurs, par une souplesse de nature, une continuelle caresse de flatterie, qui cachait un appétit furieux, mangeant tout, dévorant le monde, même sans faim, pour le plaisir.
– Écoutez, Favier, je l’aurais giflé à votre place, parole d’honneur! disait-il à l’autre, un grand garçon bilieux, sec et jaune, qui était né à Besançon d’une famille de tisserands, et qui, sans grâce, cachait sous un air froid une volonté inquiétante.
– Ça n’avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avec flegme. Il vaut mieux attendre.
Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les commis, tandis que le chef du comptoir était au sous-sol. Hutin minait sourdement le second, dont il voulait la place. Déjà, pour le blesser et le faire partir, le jour où la situation de premier qu’on lui avait promise, s’était trouvée libre, il avait imaginé d’amener Bouthemont du dehors. Cependant, Robineau tenait bon, et c’était maintenant une bataille de chaque heure. Hutin rêvait d’ameuter contre lui le rayon entier, de le chasser à force de mauvais vouloir et de vexations. D’ailleurs, il opérait de son air aimable, il excitait surtout Favier, qui venait à sa suite comme vendeur, et qui paraissait se laisser conduire, mais avec de brusques réserves, où l’on sentait toute une campagne personnelle, menée en silence.
– Chut! dix-sept! dit-il vivement à son collègue, pour le prévenir par ce cri consacré de l’approche de Mouret et de Bourdoncle.
Ceux-ci, en effet, continuaient leur inspection en traversant le hall. Ils s’arrêtèrent, ils demandèrent à Robineau des explications, au sujet d’un stock de velours, dont les cartons empilés encombraient une table. Et, comme celui-ci répondait que la place manquait:
– Je vous le disais, Bourdoncle, s’écria Mouret en souriant, le magasin est déjà trop petit! Il faudra un jour abattre les murs jusqu’à la rue de Choiseul… Vous verrez l’écrasement, lundi prochain!
Et, à propos de cette mise en vente qu’on préparait dans tous les comptoirs, il interrogea de nouveau Robineau, il lui donna des ordres. Mais, depuis quelques minutes, sans cesser de parler, il suivait du regard le travail de Hutin, qui s’attardait à mettre des soies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui se reculait, pour juger de l’harmonie des tons. Brusquement, il intervint.
– Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l’œil? dit-il. N’ayez donc pas peur, aveuglez-le… Tenez! du rouge! du vert! du jaune!
Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l’école du brutal et du colossal dans la science de l’étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des couleurs les plus ardentes, s’avivant l’un par l’autre. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux. Hutin, qui, au contraire, était de l’école classique de la symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait allumer cet incendie d’étoffes au milieu d’une table, sans se permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d’artiste dont une telle débauche blessait les convictions.
– Voilà! cria Mouret, quand il eut fini. Et laissez-le… Vous me direz s’il raccroche les femmes, lundi!
Justement, comme il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femme arrivait, qui resta quelques secondes plantée et suffoquée devant l’étalage. C’était Denise. Après avoir hésité près d’une heure dans la rue, en proie à une terrible crise de timidité, elle venait de se décider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au point de ne pas comprendre les explications les plus claires; et les commis auxquels elle demandait en balbutiant Mme Aurélie, avaient beau lui indiquer l’escalier de l’entresol, elle remerciait, puis elle tournait à gauche, si on lui avait dit de tourner à droite; de sorte que, depuis dix minutes, elle battait le rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon, au milieu de la curiosité méchante et de l’indifférence maussade des vendeurs. C’était à la fois, en elle, une envie de se sauver et un besoin d’admiration qui la retenait. Elle se sentait perdue, toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos, tremblant d’être prise par le branle dont les murs frémissaient déjà. Et la pensée de la boutique du Vieil Elbeuf, noire et étroite, agrandissait encore pour elle le vaste magasin, le lui montrait doré de lumière, pareil à une ville, avec ses monuments, ses places, ses rues, où il lui semblait impossible qu’elle trouvât jamais sa route.
Cependant, elle n’avait point osé jusque-là se risquer dans le hall des soieries, dont le haut plafond vitré, les comptoirs luxueux, l’air d’église lui faisaient peur. Puis, quand elle y était enfin entrée, pour échapper aux commis du blanc qui riaient, elle avait comme buté tout d’un coup contre l’étalage de Mouret; et, malgré son effarement, la femme se réveillant en elle, les joues subitement rouges, elle s’oubliait à regarder flamber l’incendie des soies.
– Tiens? dit crûment Hutin à l’oreille de Favier, la grue de la place Gaillon.
Mouret, tout en affectant d’écouter Bourdoncle et Robineau, était flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de même qu’une marquise est remuée par le désir brutal d’un charretier qui passe. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubla davantage, quand elle reconnut le jeune homme qu’elle prenait pour un chef de rayon. Elle s’imagina qu’il la regardait avec sévérité. Alors, ne sachant plus comment s’éloigner, égarée tout à fait, elle s’adressa une fois encore au premier commis venu, à Favier qui se trouvait près d’elle.
– Mme Aurélie, s’il vous plaît?
Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voix sèche:
– À l’entresol.
Et Denise, ayant hâte de n’être plus sous les regards de tous ces hommes, disait merci et tournait de nouveau le dos à l’escalier, lorsque Hutin céda naturellement à son instinct de galanterie. Il l’avait traitée de grue, et ce fut de son air aimable de beau vendeur qu’il l’arrêta.
– Non, par ici, mademoiselle… Si vous voulez bien vous donner la peine…
Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied de l’escalier, qui se trouvait à la gauche du hall. Là, il inclina la tête, il lui sourit, du sourire qu’il avait pour toutes les femmes.
– En haut,