Le côté de Guermantes. Marcel Proust
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Le côté de Guermantes - Marcel Proust страница 31
Il souffrait d’avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui règlent toutes leurs affaires en vue d’une expatriation qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanément, détachée d’eux, pareille à ce cœur qu’on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du reste du corps. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort. Et comme l’habitude est, de toutes les plantes humaines, celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le roc en apparence le plus désolé, peut-être en pratiquant d’abord la rupture par feinte, aurait-il fini par s’y accoutumer sincèrement. Mais l’incertitude entretenait chez lui un état qui, lié au souvenir de cette femme, ressemblait à l’amour. Il se forçait cependant à ne pas lui écrire, pensant peut-être que le tourment était moins cruel de vivre sans sa maîtresse qu’avec elle dans certaines conditions, ou qu’après la façon dont ils s’étaient quittés, attendre ses excuses était nécessaire pour qu’elle conservât ce qu’il croyait qu’elle avait pour lui sinon d’amour, du moins d’estime et de respect. Il se contentait d’aller au téléphone, qu’on venait d’installer à Doncières, et de demander des nouvelles, ou de donner des instructions à une femme de chambre qu’il avait placée auprès de son amie. Ces communications étaient du reste compliquées et lui prenaient plus de temps parce que, suivant les opinions de ses amis littéraires relativement à la laideur de la capitale, mais surtout en considération de ses bêtes, de ses chiens, de son singe, de ses serins et de son perroquet, dont son propriétaire de Paris avait cessé de tolérer les cris incessants, la maîtresse de Robert venait de louer une petite propriété aux environs de Versailles. Cependant lui, à Doncières, ne dormait plus un instant la nuit. Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s’assoupit un peu. Mais tout d’un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher quelque chose, il disait : « Je l’entends, vous ne… vous ne… » Il s’éveilla. Il me dit qu’il venait de rêver qu’il était à la campagne chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tâché de l’écarter d’une certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu’il savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu’avait l’habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empêcher d’y aller, tout en ayant un certain air froissé de tant d’indiscrétion, que Robert disait qu’il ne pourrait jamais oublier.
– Mon rêve est idiot, ajouta-t-il encore tout essoufflé.
Mais je vis bien que, pendant l’heure qui suivit, il fut plusieurs fois sur le point de téléphoner à sa maîtresse pour lui demander de se réconcilier. Mon père avait le téléphone depuis peu, mais je ne sais si cela eût beaucoup servi à Saint-Loup. D’ailleurs il ne me semblait pas très convenable de donner à mes parents, même seulement à un appareil posé chez eux, ce rôle d’intermédiaire entre Saint-Loup et sa maîtresse, si distinguée et noble de sentiments que pût être celle-ci. Le cauchemar qu’avait eu Saint-Loup s’effaça un peu de son esprit. Le regard distrait et fixe, il vint me voir durant tous ces jours atroces qui dessinèrent pour moi, en se suivant l’un l’autre, comme la courbe magnifique de quelque rampe durement forgée d’où Robert restait à se demander quelle résolution son amie allait prendre.
Enfin, elle lui demanda s’il consentirait à pardonner. Aussitôt qu’il eut compris que la rupture était évitée, il vit tous les inconvénients d’un rapprochement. D’ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque accepté une douleur dont il faudrait, dans quelques mois peut-être, retrouver à nouveau la morsure si sa liaison recommençait. Il n’hésita pas longtemps. Et peut-être n’hésita-t-il que parce qu’il était enfin certain de pouvoir reprendre sa maîtresse, de le pouvoir, donc de le faire. Seulement elle lui demandait, pour qu’elle retrouvât son calme, de ne pas revenir à Paris au 1er janvier. Or, il n’avait pas le courage d’aller à Paris sans la voir. D’autre part elle avait consenti à voyager avec lui, mais pour cela il lui fallait un véritable congé que le capitaine de Borodino ne voulait pas lui accorder.
– Cela m’ennuie à cause de notre visite chez ma tante qui se trouve ajournée. Je retournerai sans doute à Paris à Pâques.
– Nous ne pourrons pas aller chez Mme de Guermantes à ce moment-là, car je serai déjà à Balbec. Mais ça ne fait absolument rien.
– À Balbec ? mais vous n’y étiez allé qu’au mois d’août.
– Oui, mais cette année, à cause de ma santé, on doit m’y envoyer plus tôt.
Toute sa crainte était que je ne jugeasse mal sa maîtresse, après ce qu’il m’avait raconté. « Elle est violente seulement parce qu’elle est trop franche, trop entière dans ses sentiments. Mais c’est un être sublime. Tu ne peux pas t’imaginer les délicatesses de poésie qu’il y a chez elle. Elle va passer tous les ans le jour des morts à Bruges. C’est « bien », n’est-ce pas ? Si jamais tu la connais, tu verras, elle a une grandeur… » Et comme il était imbu d’un certain langage qu’on parlait autour de cette femme dans des milieux littéraires : « Elle a quelque chose de sidéral et même de vatique, tu comprends ce que je veux dire, le poète qui était presque un prêtre. »
Je cherchai pendant tout le dîner un prétexte qui permît à Saint-Loup de demander à sa tante de me recevoir sans attendre qu’il vînt à Paris. Or, ce prétexte me fut fourni par le désir que j’avais de revoir des tableaux d’Elstir, le grand peintre que Saint-Loup et moi nous avions connu à Balbec. Prétexte où il y avait, d’ailleurs, quelque vérité car si, dans mes visites à Elstir, j’avais demandé à sa peinture de me conduire à la compréhension et à l’amour de choses meilleures qu’elle-même, un dégel véritable, une authentique place de province, de vivantes femmes sur la plage (tout au plus lui eussé-je commandé le portrait des réalités que je n’avais pas su approfondir, comme un chemin d’aubépine, non pour qu’il me conservât leur beauté mais me la découvrît), maintenant au contraire, c’était l’originalité, la séduction de ces peintures qui excitaient mon désir, et ce que je voulais surtout voir, c’était d’autres tableaux d’Elstir.
Il me semblait d’ailleurs que ses moindres tableaux, à lui, étaient quelque chose d’autre que les chefs-d’œuvre de peintres même plus grands. Son œuvre était comme un royaume clos, aux frontières infranchissables, à la matière sans seconde. Collectionnant avidement les rares revues où on avait publié des études sur lui, j’y avais appris que ce n’était que récemment qu’il avait commencé à peindre des paysages et des natures mortes, mais qu’il avait commencé par des tableaux mythologiques (j’avais vu les photographies de deux d’entre eux dans son atelier), puis avait été longtemps impressionné par l’art japonais.
Certaines des œuvres les plus caractéristiques de ses diverses manières se trouvaient en province. Telle maison des Andelys où était un de ses plus beaux paysages m’apparaissait aussi précieuse, me donnait un aussi vif désir du voyage, qu’un village chartrain dans la pierre meulière duquel est enchâssé un glorieux vitrail ; et vers le possesseur de ce chef-d’œuvre, vers cet homme qui au fond de sa maison grossière, sur la grand’rue, enfermé comme un astrologue, interrogeait un de ces miroirs du monde qu’est un tableau d’Elstir et qui l’avait peut-être acheté plusieurs milliers de francs, je me sentais porté par cette sympathie