La chartreuse de Parme. Stendhal
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Le 7 mars 1815 les dames étaient de retour, depuis l’avant-veille, d’un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée de platanes, récemment prolongée sur l’extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L’Europe eut la bonhomie d’être surprise de cet événement, qui ne surprit pont le marquis del Dongo, il écrivit à son souverain une lettre pleine d’effusion de coeur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins d’accord avec les meneurs de Paris.
Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d’une troisième dépêche politique il s’occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l’effigie du souverain. Au même instant Fabrice se faisait annoncer chez la comtes se Pietranera.
– Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’Empereur, qui est aussi roi d’Italie; il avait tant d’amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menaggio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m’a donné son passeport; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je n’en ai que deux à moi; mais s’il le faut, j’irai à pied.
La comtesse pleurait de joie et d’angoisse.
– Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue! s’écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.
Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles; c’était tout ce qu’elle possédait au monde.
– Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi. si tu nous manques? Quant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire périr. N’as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan, l’histoire des vingt-trois projets d’assassinat tous si bien combinés et auxquels il n’échappa que par miracle? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n’est pas la volonté de le perdre qui manque à nos ennemis la France n’était plus rien depuis son départ.
C’était avec l’accent de l’émotion la plus vive que la comtesse parlait à Fabrice des futures destinées de Napoléon.
– En te permettant d’aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j’ai de plus cher au monde, disait-elle.
Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.
– Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais sur le bord du lac dans l’allée de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j’ai remarqué au loin le bateau qui venait de Côme, porteur d’une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer à l’Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout à coup j’ai été saisi d’une émotion profonde. Le bateau a pris terre, l’agent a parlé bas à mon père, qui a changé de couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de Napoléon; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l’instant, je traverserai la Suisse avec la rapidité de l’aigle, et j’irai offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l’instant, quand je voyais encore l’aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idée vient d’en haut, c’est qu’au même moment, sans discuter, j’ai pris ma résolution et j’ai vu les moyens d’exécuter ce voyage. En un clin d’oeil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée’; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai, j’irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe.
Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d’où jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mère, l’hiver de ma naissance, planta elle-même au bord de la grande fontaine dans notre forêt, à deux lieues d’ici: avant de rien faire, j’ai voulu l’aller visiter. Le printemps n’est pas trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l’état de torpeur où je languis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l’hiver est pour mon arbre.
Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j’arrivais à mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J’ai bêché la terre avec respect à l’entour de l’arbre chéri. Aussitôt, rempli d’un transport nouveau, j’ai traversé la montagne; je suis arrivé à Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout avec trois de ses amis. A mon premier mot, «Tu vas rejoindre Napoléon!» s’est-il écrié; et il m’a sauté au cou. Les autres aussi m’ont embrassé avec transport. «Pourquoi suis-je marié!» disait l’un d’eux.
Mme Pietranera était devenue pensive, elle crut devoir présenter quelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu’elle se hâtait de lui donner. Mais, à défaut d’expérience, il avait de la résolution; il ne daigna pas même écouter ces raisons. La comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui que du moins il fît part de son projet à sa mère.
– Elle le dira à mes soeurs, et ces femmes me trahiront à leur insu! s’écria Fabrice avec une sorte de hauteur héroïque.
– Parlez donc avec plus de respect. dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.
La marquise fondit en larmes en apprenant l’étrange projet de son fils; elle n’en sentait pas l’héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les murs d’une prison, ne pourrait l’empêcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possédait; puis elle se souvint qu’elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être dix mille francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les soeurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre héros; il rendait à ces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses soeurs furent tellement enthousiasmées