Notre Dame de Paris. Victor Hugo

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Notre Dame de Paris - Victor  Hugo

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dit le poète terrifié.

      – Dans la Cour des Miracles, répondit un quatrième spectre qui les avait accostés.

      – Sur mon âme, reprit Gringoire, je vois bien les aveugles qui regardent et les boiteux qui courent; mais où est le Sauveur?»

      Ils répondirent par un éclat de rire sinistre.

      Le pauvre poète jeta les yeux autour de lui. Il était en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, où jamais honnête homme n’avait pénétré à pareille heure; cercle magique où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté qui s’y aventuraient disparaissaient en miettes; cité des voleurs, hideuse verrue à la face de Paris; égout d’où s’échappait chaque matin, et où revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicité et de vagabondage toujours débordé dans les rues des capitales; ruche monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l’ordre social; hôpital menteur où le bohémien, le moine défroqué, l’écolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands; immense vestiaire, en un mot, où s’habillaient et se déshabillaient à cette époque tous les acteurs de cette comédie éternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavé de Paris.

      C’était une vaste place, irrégulière et mal pavée, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d’enfants, des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, où tremblait la clarté des feux, mêlée à de grandes ombres indéfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait à un homme, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s’effacer dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes, femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple; tout allait ensemble, mêlé, confondu, superposé; chacun y participait de tout.

      Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait à Gringoire de distinguer, à travers son trouble, tout à l’entour de l’immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les façades vermoulues, ratatinées, rabougries, percées chacune d’une ou deux lucarnes éclairées, lui semblaient dans l’ombre d’énormes têtes de vieilles femmes, rangées en cercle, monstrueuses et rechignées, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux.

      C’était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique.

      Gringoire, de plus en plus effaré, pris par les trois mendiants comme par trois tenailles, assourdi d’une foule d’autres visages qui moutonnaient et aboyaient autour de lui, le malencontreux Gringoire tâchait de rallier sa présence d’esprit pour se rappeler si l’on était à un samedi. Mais ses efforts étaient vains; le fil de sa mémoire et de sa pensée était rompu; et doutant de tout, flottant de ce qu’il voyait à ce qu’il sentait, il se posait cette insoluble question: «Si je suis, cela est-il? si cela est, suis-je?»

      En ce moment, un cri distinct s’éleva dans la cohue bourdonnante qui l’enveloppait: «Menons-le au roi! menons-le au roi!

      – Sainte Vierge! murmura Gringoire, le roi d’ici, ce doit être un bouc.

      – Au roi! au roi!» répétèrent toutes les voix.

      On l’entraîna. Ce fut à qui mettrait la griffe sur lui. Mais les trois mendiants ne lâchaient pas prise, et l’arrachaient aux autres en hurlant: «Il est à nous!»

      Le pourpoint déjà malade du poète rendit le dernier soupir dans cette lutte.

      En traversant l’horrible place, son vertige se dissipa. Au bout de quelques pas, le sentiment de la réalité lui était revenu. Il commençait à se faire à l’atmosphère du lieu. Dans le premier moment, de sa tête de poète, ou peut-être, tout simplement et tout prosaïquement, de son estomac vide, il s’était élevé une fumée, une vapeur pour ainsi dire, qui, se répandant entre les objets et lui, ne les lui avait laissé entrevoir que dans la brume incohérente du cauchemar, dans ces ténèbres des rêves qui font trembler tous les contours, grimacer toutes les formes, s’agglomérer les objets en groupes démesurés, dilatant les choses en chimères et les hommes en fantômes. Peu à peu à cette hallucination succéda un regard moins égaré et moins grossissant. Le réel se faisait jour autour de lui, lui heurtait les yeux, lui heurtait les pieds, et démolissait pièce à pièce toute l’effroyable poésie dont il s’était cru d’abord entouré. Il fallut bien s’apercevoir qu’il ne marchait pas dans le Styx, mais dans la boue, qu’il n’était pas coudoyé par des démons, mais par des voleurs; qu’il n’y allait pas de son âme, mais tout bonnement de sa vie (puisqu’il lui manquait ce précieux conciliateur qui se place si efficacement entre le bandit et l’honnête homme: la bourse). Enfin, en examinant l’orgie de plus près et avec plus de sang-froid, il tomba du sabbat au cabaret.

      La Cour des Miracles n’était en effet qu’un cabaret, mais un cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin.

      Le spectacle qui s’offrit à ses yeux, quand son escorte en guenilles le déposa enfin au terme de sa course, n’était pas propre à le ramener à la poésie, fût-ce même à la poésie de l’enfer. C’était plus que jamais la prosaïque et brutale réalité de la taverne. Si nous n’étions pas au quinzième siècle, nous dirions que Gringoire était descendu de Michel-Ange à Callot.

      Autour d’un grand feu qui brûlait sur une large dalle ronde, et qui pénétrait de ses flammes les tiges rougies d’un trépied vide pour le moment, quelques tables vermoulues étaient dressées, çà et là, au hasard, sans que le moindre laquais géomètre eût daigné ajuster leur parallélisme ou veiller à ce qu’au moins elles ne se coupassent pas à des angles trop inusités. Sur ces tables reluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient force visages bachiques, empourprés de feu et de vin. C’était un homme à gros ventre et à joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, épaisse et charnue. C’était une espèce de faux soldat, un narquois, comme on disait en argot, qui défaisait en sifflant les bandages de sa fausse blessure, et qui dégourdissait son genou sain et vigoureux, emmailloté depuis le matin dans mille ligatures. Au rebours, c’était un malingreux qui préparait avec de l’éclaire et du sang de bœuf sa jambe de Dieu du lendemain. Deux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet de pèlerin, épelait la complainte de Sainte-Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait leçon d’épilepsie d’un vieux sabouleux qui lui enseignait l’art d’écumer en mâchant un morceau de savon. À côté, un hydropique se dégonflait, et faisait boucher le nez à quatre ou cinq larronnesses qui se disputaient à la même table un enfant volé dans la soirée. Toutes circonstances qui, deux siècles plus tard, semblèrent si ridicules à la cour, comme dit Sauval, qu’elles servirent de passe-temps au roi et d’entrée au ballet royal de La Nuit, divisé en quatre parties et dansé sur le théâtre du Petit-Bourbon[26]. «Jamais, ajoute un témoin oculaire de 1653, les subites métamorphoses de la Cour des Miracles n’ont été plus heureusement représentées. Benserade nous y prépara par des vers assez galants.»

      Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène. Chacun tirait à soi, glosant et jurant sans écouter le voisin. Les pots trinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots ébréchés faisaient déchirer les haillons.

      Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques enfants étaient mêlés à cette orgie. L’enfant volé, qui pleurait et criait. Un

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