Madame Bovary. Gustave Flaubert
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Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l’écart les gants déteints qu’il se disposait à passer; et ce n’était pas, comme il croyait, pour lui; c’était pour elle-même, par expansion d’égoïsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu’elles avait lues, comme d’un passage de roman, d’une pièce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde que l’on racontait dans le feuilleton; car, enfin, Charles était quelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette! Elle en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule.
Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.
Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent.
Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre, pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettres ni visites.
Après l’ennui de cette déception, son coeur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.
Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu! L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.
Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer? qui l’entendrait? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon? à quoi bon? La couture l’irritait.
– J’ai tout lu, se disait-elle.
Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber.
Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait les vêpres! Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Le vent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. Au loin, parfois, un chien hurlait: et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans la campagne.
Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirés, les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tête devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusqu’à la nuit, cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant la grande porte de l’auberge.
L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe.
Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La rosée avait laissé sur les choux des guipures d’argent avec de longs fils clairs qui s’étendaient de l’un à l’autre. On n’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvert de paille et la vigne comme un grand serpent malade sous le chaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu le pied droit et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait fait des gales blanches sur sa figure.
Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et, défaillant à la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd qui retombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait.
Tous les jours, à la même heure, le maître d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare. De temps à autre, la porte d’un cabaret faisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent; l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d’enseigne à sa boutique. Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans une grande. ville, comme à Rouen par exemple, sur le port, près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant la clientèle. Lorsque madame Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l’oreille et sa veste de lasting.
Dans l’après-midi, quelquefois, une tête d’homme apparaissait derrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, et qui souriait lentement d’un large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt commençait, et, sur l’orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier doré. L’homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont la bretelle dure lui fatiguait l’épaule; et, tantôt dolente et traînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’on jouait ailleurs sur les théâtres; que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu’à Emma. Des sarabandes à n’en plus finir se déroulaient dans sa tête; et, comme une bayadère sur les fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l’homme avait reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s’éloignait d’un pas lourd. Elle le regardait partir.
Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides; toute l’amertume de l’existence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était long à manger; elle grignotait quelques