Quatrevingt treize. Victor Hugo

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Quatrevingt treize - Victor  Hugo

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la blême clarté éparse, dans la noirceur des nuées, dans les mobilités confuses de l’horizon, dans les mystérieux froncements des vagues, il y avait une solennité sépulcrale. Excepté le vent soufflant d’un souffle hostile, tout se taisait. La catastrophe sortait du gouffre avec majesté. Elle ressemblait plutôt à une apparition qu’à une attaque. Rien ne bougeait dans les rochers, rien ne remuait dans les navires. C’était on ne sait quel colossal silence. Avait-on affaire à quelque chose de réel? On eût dit un rêve passant sur la mer. Les légendes ont de ces visions; la corvette était en quelque sorte entre l’écueil démon et la flotte fantôme.

      Le comte du Boisberthelot donna à demi-voix des ordres à La Vieuville qui descendit dans la batterie, puis le capitaine saisit sa longue-vue et vint se placer à l’arrière à côté du pilote.

      Tout l’effort de Gacquoil était de maintenir la corvette debout au flot; car, prise de côté par le vent et par la mer, elle eût inévitablement chaviré.

      – Pilote, dit le capitaine, où sommes-nous?

      – Sur les Minquiers.

      – De quel côté?

      – Du mauvais.

      – Quel fond?

      – Roche criarde.

      – Peut-on s’embosser?

      – On peut toujours mourir, dit le pilote.

      Le capitaine dirigea sa lunette d’approche vers l’ouest et examina les Minquiers; puis il la tourna vers l’est et considéra les voiles en vue.

      Le pilote continua, comme se parlant à lui-même:

      – C’est les Minquiers. Cela sert de reposoir à la mouette rieuse quand elle s’en va de Hollande et au grand goëland à manteau noir.

      Cependant le capitaine avait compté les voiles.

      Il y avait bien en effet huit navires correctement disposés et dressant sur l’eau leur profil de guerre. On apercevait au centre la haute stature d’un vaisseau à trois ponts.

      Le capitaine questionna le pilote:

      – Connaissez-vous ces voiles?

      – Certes! répondit Gacquoil.

      – Qu’est-ce?

      – C’est l’escadre.

      – De France?

      – Du diable.

      Il y eut un silence. Le capitaine reprit:

      – Toute la croisière est-elle là?

      – Pas toute.

      En effet, le 2 avril, Valazé avait annoncé à la Convention que dix frégates et six vaisseaux de ligne croisaient dans la Manche. Ce souvenir revint à l’esprit du capitaine.

      – Au fait, dit-il, l’escadre est de seize bâtiments. Il n’y en a ici que huit.

      – Le reste, dit Gacquoil, traîne par là-bas sur toute la côte, et espionne.

      Le capitaine, tout en regardant à travers sa longue-vue, murmura:

      – Un vaisseau à trois ponts, deux frégates de premier rang, cinq de deuxième rang.

      – Mais moi aussi, grommela Gacquoil, je les ai espionnés.

      – Bons bâtiments, dit le capitaine. J’ai un peu commandé tout cela.

      – Moi, dit Gacquoil, je les ai vus de près. Je ne prends pas l’un pour l’autre. J’ai leur signalement dans la cervelle.

      Le capitaine passa sa longue-vue au pilote.

      – Pilote, distinguez-vous bien le bâtiment de haut bord?

      – Oui, mon commandant, c’est le vaisseau la Côte-d’Or.

      – Qu’ils ont débaptisé, dit le capitaine. C’était autrefois les États-de-Bourgogne. Un navire neuf. Cent vingt-huit canons.

      Il tira de sa poche un carnet et un crayon, et écrivit sur le carnet le chiffre 128.

      Il poursuivit:

      – Pilote, quelle est la première voile à bâbord?

      – C’est l’Expérimentée.

      – Frégate de premier rang. Cinquante-deux canons. Elle était en armement à Brest il y a deux mois.

      Le capitaine marqua sur son carnet le chiffre 52.

      – Pilote, reprit-il, quelle est la deuxième voile à bâbord?

      – La Dryade.

      – Frégate de premier rang. Quarante canons de dix-huit. Elle a été dans l’Inde. Elle a une belle histoire militaire.

      Et il écrivit au-dessous du chiffre 52 le chiffre 40; puis, relevant la tête:

      – À tribord, maintenant.

      – Mon commandant, ce sont toutes des frégates de second rang. Il y en a cinq.

      – Quelle est la première à partir du vaisseau?

      – La Résolue.

      – Trente-deux pièces de dix-huit. Et la seconde?

      – La Richemont.

      – Même force. Après?

      – L’Athée.

      – Drôle de nom pour aller en mer. Après?

      – La Calypso.

      – Après?

      – La Preneuse.

      – Cinq frégates de trente-deux chaque.

      Le capitaine écrivit au-dessous des premiers chiffres, 160.

      – Pilote, dit-il, vous les reconnaissez bien?

      – Et vous, répondit Gacquoil, vous les connaissez bien, mon commandant. Reconnaître est quelque chose, connaître est mieux.

      Le capitaine avait l’oeil fixé sur son carnet et additionnait entre ses dents.

      – Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante, cent soixante.

      En ce moment La Vieuville remontait sur le pont.

      – Chevalier, lui cria le capitaine, nous sommes en présence de trois cent quatre-vingts pièces de canon.

      – Soit, dit La Vieuville.

      – Vous revenez de l’inspection, La Vieuville; combien décidément

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