Histoire des salons de Paris. Tome 2. Abrantès Laure Junot duchesse d'

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Histoire des salons de Paris. Tome 2 - Abrantès Laure Junot duchesse d'

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style="font-size:15px;">      – Est-ce que tu connais ce jeune homme, demanda-t-elle à Marie?

      – Oui, et toi-même?

      – Oh! je le connais parfaitement: je l'ai vu chez mesdemoiselles Bordenave9, dont il a demandé la plus jeune en mariage.

      Marie rougit et fut troublée, mais elle se remit et demanda à mademoiselle d'Hangard s'il y avait longtemps…

      – Mais non, un an, dix-huit mois peut-être…

      Mademoiselle Phlipon sentit son cœur se serrer… C'était le temps où La Blancherie, sous les yeux de sa mère, faisait naître dans son âme un sentiment qui, avec une nature comme celle de Marie, devait faire la destinée de toute sa vie, si le Ciel ne l'eût prise en pitié et ne l'eût éloignée de cet homme.

      – Ainsi donc, dit-elle à son amie, tu le voyais souvent chez mesdemoiselles Bordenave?

      – Mais oui. Il trouva le moyen, je ne sais comment, de s'introduire dans la maison; car ses relations ne le mettaient nullement en rapport avec cette famille. Les demoiselles Bordenave sont fort riches… la cadette est très-jolie; lui, M. de La Blancherie, n'a aucune fortune…

      – Vraiment! interrompit Marie.

      – Eh quoi! ne le sais-tu pas?

      Marie ne répondit qu'en faisant de la tête un signe négatif. Comment aurait-elle expliqué que la fortune des gens qu'elle voyait était toujours une chose qu'elle mettait hors de toute enquête?

      – Eh bien! ma chère, poursuivit mademoiselle d'Hangard, La Blancherie, n'ayant aucune fortune, cherche une fille riche qu'il puisse épouser. Il est jeune, joli garçon, il a de l'esprit; tout cela apparemment lui paraît une dot suffisante, et il court les héritières. Cela est si bien connu maintenant que dans toute cette société on ne l'appelle que l'amoureux des onze mille vierges. Si tu vivais moins retirée, tu le saurais comme nous.

      Mademoiselle Phlipon ne répondit rien: elle se sentait oppressée… elle songeait qu'à cette époque où La Blancherie avait été présenté chez sa mère, on disait dans le monde que M. Phlipon était riche… Elle était fille unique!.. Alors cette assiduité de La Blancherie était expliquée!..

      – Et j'ai pu être la dupe d'un pareil homme! disait-elle, les joues enflammées de colère contre elle-même.

      Un jour, elle était seule chez elle, lorsqu'un petit Savoyard vint demander sa gouvernante, bonne fille, qui ne l'avait pas quittée depuis son enfance, et lui dit que quelqu'un la demandait. Elle sort et rentre aussitôt en disant à Marie que M. de La Blancherie la supplie de lui accorder un moment d'entretien. C'était un dimanche: mademoiselle Phlipon attendait plusieurs personnes de sa famille à dîner; elle était habillée et prête à les recevoir; elle lisait au coin de son feu… elle réfléchit un moment et dit à sa gouvernante de faire entrer M. de La Blancherie…

      – Je n'osais, mademoiselle, lui dit-il en entrant, me présenter devant vous, après la lettre précieusement chère, mais bien cruelle, qui m'interdisait votre maison!.. Mais depuis ce temps ma position a changé. J'ai maintenant des projets qui pourraient trouver en vous une protection, et qui… peut-être… pourraient nous être utiles… à tous deux…»

      Il lui développa alors le plan d'un ouvrage critique par lettres. Mademoiselle Phlipon laissa parler La Blancherie sans l'interrompre… elle attendit même après qu'il eut fini pour n'avoir qu'une parole à répondre à un si long discours. Elle l'avait aimé sans doute… mais depuis… elle avait appris des choses qui le lui faisaient mépriser, et le mépris sur l'amour l'étouffe si bien qu'il ne respire plus. – Monsieur, dit Marie, je vous ai fait part de la volonté de mon père; après son arrêt, je n'ai rien à vous dire: quant à la lettre que vous avez reçue de moi, à mon âge la vivacité de l'imagination se mêle de presque toutes les affaires, et, ajouta-t-elle en souriant, change aussi quelquefois leur face. Mais l'erreur n'est pas même une faute, bien loin d'être un crime, lorsqu'elle n'est pas plus avancée, et je suis revenue de la mienne de trop bonne grâce pour qu'elle vous occupe encore un moment. Quant à vos projets littéraires, je les admire; mais permettez-moi de n'y prendre aucune part, non plus qu'à ceux de personne… Je fais des vœux pour la réussite de votre entreprise; mais je ne saurais aller au delà, et je me borne à demeurer dans la position que je me suis moi-même choisie: c'est pour vous le dire, monsieur, que je vous ai laissé parvenir jusqu'à moi; maintenant je vous demanderai de terminer votre visite.

      Et elle se leva en achevant ces mots pour lui montrer qu'en effet il devait partir…

      M. de La Blancherie, qu'il l'aimât ou non, fut tellement accablé de ce discours débité tranquillement et sans aucune contrainte apparente, qu'il fut obligé de s'appuyer contre une chaise, et son visage parut altéré; mais son antagoniste était sans pitié; car Marie songeait encore trop vivement aux héritières pour que l'homme qui pouvait prostituer son cœur et le langage du cœur à un pareil manége lui inspirât un autre sentiment que du mépris; et l'expression de sa physionomie, qui était peut-être naturelle, ne lui parut qu'un nouveau rôle qu'il allait jouer. Cette pensée l'indigna: elle avait bien voulu se méprendre; mais qu'on entreprît de la tromper, c'était lui assigner, à elle, un rôle de dupe qu'il lui était trop ridicule d'accepter; et la femme se laissa peut-être un peu trop vite entraîner à faire une réplique mordante.

      – Monsieur, poursuivit Marie, si mademoiselle Bordenave ou toute autre, car je crois que nous sommes très-nombreuses en qualité de prétendantes, si l'une de ces demoiselles vous avait parlé aussi franchement que moi, vous eussiez été peut-être moins confiant dans des démarches qui, je le vois, sont toujours sans succès10

      Il voulut répondre, parce qu'en effet Marie montrait, en nommant mademoiselle Bordenave, qu'elle avait été jalouse. C'était vrai… Mais amour, jalousie… tout était passé… mort! et un souvenir pénible était tout ce qui restait de ce premier amour de jeune fille, que cet homme avait traité comme une belle fleur qu'on foule aux pieds et qu'on brise sans la regarder…

      M. de La Blancherie demeurait toujours immobile devant Marie… La colère d'avoir été deviné, celle tout aussi vive, peut-être plus même, d'être refusé, éconduit, sans que le premier il eût dit: «Je me retire,» ces mouvements l'agitaient au point de faire croire à une passion véritable. Marie sourit de mépris, et le saluant avec ce geste de la main qui indique la porte, elle termina ainsi une entrevue qui commençait à devenir pénible… Cependant La Blancherie ne faisait pas un pas. Dans ce moment, on entendit du bruit dans la pièce voisine. La Blancherie se frappa violemment le front, sortit en courant, et heurta en passant un cousin de Marie, appelé Trude, qu'il ne reconnut ni ne salua.

      Il ne revit jamais Marie!

      Mais son nom parvint depuis à la femme dont il avait troublé le cœur comme jeune fille! car son nom devint européen!.. Qui de nous ne connaît l'ouvrage auquel il fut attaché? qui de nous ne se rappelle le nom de l'agent général pour la correspondance des sciences et des arts?

      Devint-il totalement étranger à Marie? je ne le crois pas; car elle avait un noble cœur, et celui qu'elle y avait admis n'en devait jamais sortir:… l'image n'avait plus de ressemblance, mais c'était elle que Marie continuait à aimer.

      Mademoiselle Phlipon reçut une commotion vive de cette nouvelle entrevue; mais le calme se rétablit, et grâce au moyen qu'elle avait employé, moyen que pouvait seul concevoir et exécuter une âme forte comme la sienne, elle recouvra cette tranquillité qui accompagne toujours la vraie philosophie,

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<p>9</p>

M. Bordenave était un chirurgien très-connu, membre de l'Académie des Sciences.

<p>10</p>

Si madame Roland n'aimait plus, elle est impardonnable, car l'amour fait tout excuser, et tant qu'on aime, on doit être pardonné; mais dès qu'on n'aime plus, on ne doit jamais laisser tomber une parole railleuse des mêmes lèvres qui ont prononcé des mots d'amour… l'insulte retourne alors à celui qui injurie… tout le tort est à lui… et si c'est une femme… oh, alors!.. il y a de la honte.