Histoire des salons de Paris. Tome 4. Abrantès Laure Junot duchesse d'
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C'était alors le temps où madame de Staël faisait les plus grands efforts pour parvenir à captiver les bonnes grâces, apparentes au moins, de Napoléon. Mais il la repoussait avec une rudesse et des manières qui ne pouvaient être en harmonie avec aucun caractère, et encore moins avec celui d'une femme comme madame de Staël.
Elle allait chez madame de Montesson quelquefois. Je ne sais si c'était pour faire pièce à sa nièce, mais j'ai toujours vu madame de Montesson fort gracieuse pour elle. Elle avait, à un degré supérieur, le talent d'être aimable pour une femme lorsqu'elle le voulait; et cela avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. C'était toute la protection de la vieille femme accordée à la jeune, mais sans qu'elle pût s'en effrayer; madame de Staël n'était plus jeune19 alors, mais sa position douteuse lui rendait l'appui de madame de Montesson nécessaire, surtout auprès de madame Bonaparte et du premier Consul. Elle y fut donc un matin et lui demanda de parler en sa faveur au premier Consul.
«Je sais qu'il ne m'aime pas, dit madame de Staël, et pourtant, que veut-il de plus que ce qu'il trouve en moi? Jamais je n'admirai un homme comme je l'admire. C'est, selon moi, l'homme non-seulement des siècles, mais des temps.
Oui… vous avez bien raison… ma tante pense de même et moi aussi.
Mais que lui ai-je fait? Pourquoi tous les jours me menacer de ce malheureux exil?..
Ah! pourquoi!..
Vous le savez?..
Mais…
Oui… oui… vous le savez et vous allez me le dire.
C'est que vous voyez beaucoup trop les gens de tous les partis.
Comment!.. Que voulez-vous dire?..
Ma belle, M. de Valence vous a dit légèrement une chose dont il n'est pas sûr. C'est pourquoi le premier Consul est fâché contre vous. Personne ne le peut dire… qui le sait?..
Ma tante, je vous affirme et je répète que le premier Consul est mécontent de ce que madame de Staël reçoit indifféremment tous les partis.
Eh bien, tant mieux! du même œil il les peut observer tous, et du même filet les prendre en un moment.
Oui, si vous les receviez tous indifféremment et le même jour. Mais vous en avez un pour chacun, et le premier Consul prétend… et… peut-être avec raison, que vous devenez alors, avec votre esprit supérieur, le chef de tous les partis contre lui.
Voilà ce qu'on m'avait dit et ce que je ne voulais pas croire! Comment peut-il ajouter foi à des rapports mensongers aussi absurdes!.. Ah!.. si je pouvais le voir un moment… un seul moment!.. Mais je ne puis lui demander une audience que, peut-être, il me refuserait.
Vous voyez trop souvent aussi, ma belle petite, des hommes qui font profession d'être ses ennemis… Je ne dis pas dans votre salon, lorsque vous recevez cent personnes, mais intimement… et peut-être…
Oui, si je pouvais voir le premier Consul, je suis certaine qu'il serait bientôt convaincu de mon innocence… Une grande vérité doit lui être caution ensuite de mon dévouement au gouvernement: c'est mon désir ardent de demeurer à Paris… Oh! s'il m'entendait!
Et la femme éloquente souriait d'elle-même devant les belles paroles qui surgissaient en foule de sa pensée, et qu'elle adressait dans son âme à celui qui pouvait tout et ne voulait rien faire pour elle.
– Ne vient-il pas quelquefois chez vous? dit-elle enfin à madame de Montesson.
Celle-ci, fort embarrassée, répondit en balbutiant. Madame de Staël sourit avec dédain et fut prendre une fleur dans un vase, qu'elle effeuilla brin à brin, en paraissant réfléchir avec distraction relativement aux personnes qui étaient dans la même chambre qu'elle. Puis, tout à coup, prenant congé de madame de Montesson, elle sortit rapidement. M. de Valence courut après elle, mais elle l'avait devancé; il arriva pour voir le domestique refermer la portière, et aperçut la main de madame de Staël qui lui disait adieu en agitant son mouchoir.
– Quelle singulière femme! dit M. de Valence en remontant chez madame de Montesson. Pourquoi donc ne pas l'avoir engagée pour le déjeuner de demain? demanda-t-il à sa tante, en s'asseyant de l'air le plus dégagé dans une vaste bergère; c'était une belle occasion de la faire parler au premier Consul.
– Est-ce que vous êtes fou! Comment, vous qui me connaissez, vous me demandez pourquoi je ne donne pas au premier homme du royaume une personne qui lui déplaît!.. (En souriant.) Je me rappelle encore assez de mon code de courtisan pour ne le pas faire…
– Avez-vous ma belle-mère20?
– Pas davantage. Je ne crois pourtant pas qu'elle lui soit désagréable et surtout importune comme madame de Staël, mais n'importe; votre belle-mère, mon cher Valence, est un peu ennuyeuse, nous pouvons dire cela entre nous, et je veux que le premier Consul s'amuse chez moi. Il aime les jolies femmes, et les femmes simples et agréables: votre belle-mère et madame de Staël ne sont rien de tout cela… Parlez-moi de Pulchérie21… à la bonne heure.
Le lendemain matin, dix heures étaient à peine sonnées que l'hôtel de madame de Montesson était prêt à recevoir, même un roi.
– Écoutez donc, lui dit M. de Cabre, il ne s'en faut pas de beaucoup…
Tout était préparé avec la plus grande élégance, et il y avait en même temps beaucoup de luxe, mais ce luxe était si bien réparti, tellement bien entendu, que rien ne paraissait superflu de cette quantité d'objets d'orfèvrerie, de vermeil, et de superbes porcelaines qui garnissaient la table. Le plus beau linge de Saxe, aux armes d'Orléans22 et parfaitement cylindré, était sur cette table, et paraissait éclatant sous les assiettes de porcelaine de Sèvres, à la bordure et aux écussons d'or; de magnifiques cristaux, des fleurs en profusion: tout cet ensemble était vraiment charmant et imposant en même temps, parce que cette profusion était entourée de ce qui constate l'habitude de s'en servir.
Vers midi et demi les femmes invitées commencèrent à arriver: madame Récamier, madame de Rémusat, madame Maret, madame la princesse de Guémené, madame de Boufflers, madame de Custine, cette belle et ravissante personne, cette jeune femme à l'enveloppe d'ange, au cœur de feu, à la volonté de fer, et tout cela embelli par des talents23 qui auraient fait la fortune d'un artiste;… madame Bernadotte, plus tard reine de Suède, madame de Valence, et plusieurs autres femmes de la société de madame de Montesson à cette époque, et de la cour consulaire.
19
Elle avait, à cette époque, 1802 ou 1801, trente-huit ans. Elle mourut en 1817, âgée de cinquante-quatre ans.
20
Madame de Genlis était belle-mère de M. de Valence; elle eut deux filles, l'une d'une grande beauté, mariée à M. de La Woëstine; et l'autre, jolie, gracieuse, charmante, mariée à M. de Valence, qui ne la rendit pas aussi heureuse qu'elle le méritait.
21
Pulchérie était madame de Valence, spirituelle et charmante femme. Elle était encore fort jolie à cette époque.
22
Cette coutume était assez ordinaire dans les grandes maisons; mais surtout dans les maisons royales et les maisons princières.
23
Madame de Custine, belle-fille du général de Custine; qui mourut sur l'échafaud en 1793, était mademoiselle de Sabran.