Mensonges. Paul Bourget

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Mensonges - Paul Bourget

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se mit à battre plus vite. Il avait oublié et Rosalie, et ses remords de tout à l'heure, et la question qu'il s'était posée. La voix intérieure, celle qui chuchote à l'oreille de notre âme des conseils dont, à la réflexion, nous demeurons nous-même stupéfiés, venait de lui murmurer: « Madame Moraines sera chez elle aujourd'hui… Si j'y allais?.. »

      « Si j'y allais?.. » se répéta-t-il tout haut, et la seule idée de cette visite lui infligea un serrement de gorge et comme un tremblement intérieur. C'est la facilité avec laquelle naissent et renaissent ces émotions extrêmes, et à propos des moindres circonstances, qui fait de la vie passionnelle des jeunes gens un si étrange va-et-vient de volontés tour à tour effrénées et misérables. Celui-ci n'eut pas plutôt formulé cette tentation dont il était assailli, qu'il haussa les épaules et se dit: « C'est insensé… » Puis cet arrêt une fois porté, il se mit, sous prétexte d'accumuler les objections, à plaider la cause de son propre désir: « Comment me recevrait-elle?.. » Le souvenir des beaux yeux et du beau sourire lui faisait se répondre tout bas: « Mais elle a été si aimable, si indulgente… » Il reprenait: « Que lui dirais-je pour justifier cette visite, moins de vingt-quatre heures après l'avoir quittée?.. » – « Bah! répliquait la voix tentatrice, l'occasion inspire. » – « Mais je ne suis pas seulement habillé… » Il n'avait qu'à passer rue Coëtlogon, « Mais je ne sais pas même son adresse… » – « Claude la sait. Je n'ai qu'à la lui demander. » Quand l'idée d'une visite à son ami lui eut traversé l'esprit, il sentit qu'en tous cas il lui serait impossible de ne pas mettre du moins cette part de son projet à exécution. Aller chez Claude, c'était faire le premier pas du côté de madame Moraines; mais, au lieu de se l'avouer, René eut la petite hypocrisie de se donner d'autres raisons: ne devait-il pas à son ami de prendre de ses nouvelles? Il l'avait quitté si malheureux la veille, si évidemment crispé. Peut-être pleurait-il comme un enfant? Peut-être se préparait-il à chercher querelle à Salvaney? Le poète justifiait ainsi la hâte avec laquelle il se dirigeait maintenant vers la rue de Varenne. Ce n'était pas seulement l'adresse de Suzanne qu'il espérait obtenir, c'était encore des renseignements sur elle, – et il s'ingéniait à se démontrer qu'il remplissait simplement un devoir d'amitié.

      Il aperçut le tournant de la rue de Bellechasse, puis la porte cochère de l'étrange maison où Larcher avait élu domicile. Elle était en travers, cette porte, et, une fois poussée, on se trouvait dans une immense cour où tout trahissait l'abandon, depuis l'herbe grandie entre les pavés jusqu'aux toiles d'araignées dont s'encombrait le vitrage des écuries désertes, à gauche. Au fond de cette cour solitaire, se dressait un vaste hôtel, construction du temps de Louis XIV, sur le fronton duquel on lisait encore la fière devise des Saint-Euverte, dont ç'avait été la demeure familiale: « Fortiter. » Les pierres de cette bâtisse, rongées par les intempéries, ses hautes fenêtres fermées de volets, son silence, s'harmonisaient avec la solitude de la cour. Cet antique faubourg Saint-Germain renferme de ces maisons, singulières comme la destinée de leurs maîtres, et dont les artistes curieux du pittoresque psychologique, – si l'on peut unir ces deux mots pour définir une presque indéfinissable nuance, – raffoleront toujours. René connaissait, par son ami, l'histoire de l'hôtel, et comment le vieux marquis de Saint-Euverte s'était retiré avec ses petits-fils dans ses terres du Poitou depuis six ans, désespéré par la mort presque simultanée de ses trois filles, de ses gendres et de sa femme. Une épidémie de fièvre typhoïde, contractée dans une petite ville d'eaux où toute la famille était réunie, avait fait de ce vieillard heureux l'aïeul d'une tribu d'orphelins. Du vivant de la marquise, administratrice excellente de la fortune commune, deux petits appartements étaient loués dans l'hôtel à des personnes d'occupations tranquilles. Ces deux appartements avaient aussi leur histoire: le grand-père du marquis actuel les avait aménagés dans la vieille demeure pour deux cousins, chevaliers de Saint-Louis et anciens émigrés, qui avaient achevé là une existence errante et pauvre. M. de Saint-Euverte avait laissé les choses dans l'état où sa femme les avait mises. Claude se trouvait ainsi installé dans une des ailes du morne et silencieux bâtiment, et il s'y trouvait installé seul. L'autre locataire avait donné congé par dégoût de la tristesse de cette vaste maison, et aucun nouvel amateur ne s'était présenté pour s'enterrer dans cet énorme tombeau dressé entre une cour abandonnée et un jardin plus abandonné encore. Mais tout plaisait à l'écrivain de ce qui, précisément, déplaisait aux autres. L'étrangeté du lieu ravissait en lui à la fois le faiseur de paradoxes et le rêveur. Le caractère extravagant de son existence d'artiste viveur et mondain encadrée dans cette solennelle solitude lui plaisait, non moins que le calme dont il pouvait entourer ses agonies intimes. Le romantisme analytique dont il se savait atteint et qu'il développait complaisamment en lui, comme un médecin qui cultiverait sa maladie par amour d'un beau « cas », se délectait dans cette retraite. Il avait en outre l'avantage d'y jouir d'une absolue indépendance. Le concierge, conquis par des billets de théâtre et fasciné par la réputation de son locataire, l'aurait laissé renouveler dans le vestibule de l'hôtel Saint-Euverte les saturnales de l'hôtel Pimodan, si l'envie avait pris Larcher de fonder à nouveau un club de Haschischins, ou de reproduire quelque scène d'orgie littéraire, par goût archaïque du genre 1830. Ce concierge était d'ailleurs absent de sa loge, comme cela lui arrivait la moitié de la journée, lorsque René voulut demander si son ami était là, en sorte que le jeune homme gagna tout droit le perron. Il entra dans le grand vestibule dont la grande lanterne attestait la magnificence des réceptions d'autrefois. Il s'engagea sur un escalier de pierre qu'une grille en fer forgé accompagnait jusqu'en haut. Au second étage, il tourna dans un couloir, à l'extrémité duquel une double portière en étoffe orientale annonçait les curiosités d'une installation moderne, au fond de cet hôtel où les ombres des grands seigneurs à perruques semblaient devoir errer durant la nuit. Le domestique qui vint ouvrir au coup de sonnette offrait cette physionomie particulière à presque tous les gardiens des antiques bâtisses, et qui traduit une des mille influences secrètes des endroits sur la personnalité humaine, car elle se retrouve également chez ceux qui montrent les châteaux en ruine ou les portions réservées des cathédrales. Ce sont des visages qui sentent l'humidité, croirait-on, des nuances de teints verdâtres, une sauvagerie d'oiseau de nuit dans l'œil et dans la bouche. Ferdinand, – c'était le nom du personnage, – présentait cette différence avec ses confrères qu'il était vêtu avec une recherche toute contemporaine, portant comme il faisait la défroque de son maître. Il avait été valet de chambre au service du feu comte de Saint-Euverte, et cumulait ses actuelles fonctions de domestique auprès de Claude avec celles de surveillant de l'hôtel, dont il ne sortait pas beaucoup plus d'une fois par mois. C'était le concierge qui se chargeait de toutes les courses de l'écrivain, et la femme de ce concierge cuisinait pour lui. Tout ce petit monde vivait sous la fascination de Claude, qui possédait, à un rare degré, le don de s'attacher les inférieurs, par une entente curieuse des caractères et aussi par son enfantine bonté. Quand Ferdinand aperçut le visiteur, il ne put retenir une expression de vive inquiétude.

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