La Comédie humaine - Volume 02. Honore de Balzac
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— Mademoiselle, me dit-il en espagnol et d'une voix profondément émue, veut-elle me permettre de garder ceci en mémoire d'elle? Voici la dernière leçon que j'aurai l'honneur de lui donner, et celle que je reçois dans cet écrit peut devenir une règle éternelle de conduite. J'ai quitté l'Espagne en fugitif et sans argent; mais, aujourd'hui, j'ai reçu de ma famille une somme qui suffit à mes besoins. J'aurai l'honneur de vous envoyer quelque pauvre Espagnol pour me remplacer. Il semblait ainsi me dire: — Assez joué comme cela. Il s'est levé par un mouvement d'une incroyable dignité, et m'a laissée confondue de cette inouïe délicatesse chez les hommes de sa classe. Il est descendu, et a fait demander à parler à mon père. Au dîner, mon père me dit en souriant: — Louise, vous avez reçu des leçons d'espagnol d'un ex-ministre du roi d'Espagne et d'un condamné à mort. — Le duc de Soria, lui dis-je. — Le duc! me répondit mon père. Il ne l'est plus, il prend maintenant le titre de baron de Macumer, d'un fief qui lui reste en Sardaigne. Il me paraît assez original. — Ne flétrissez pas de ce mot qui, chez vous, comporte toujours un peu de moquerie et de dédain, un homme qui vous vaut, lui dis-je, et qui, je crois, a une belle âme. — Baronne de Macumer? s'écria mon père en me regardant d'un air moqueur. J'ai baissé les yeux par un mouvement de fierté. — Mais, dit ma mère, Hénarez a dû se rencontrer sur le perron avec l'ambassadeur d'Espagne? — Oui, a répondu mon père: l'ambassadeur m'a demandé si je conspirais contre le roi son maître; mais il a salué l'ex-grand d'Espagne avec beaucoup de déférence, en se mettant à ses ordres.
Ceci, ma chère madame de l'Estorade, s'est passé depuis quinze jours, et voilà quinze jours que je n'ai vu cet homme qui m'aime, car cet homme m'aime. Que fait-il? Je voudrais être mouche, souris, moineau. Je voudrais pouvoir le voir, seul, chez lui, sans qu'il m'aperçût. Nous avons un homme à qui je puis dire: Allez mourir pour moi!.. Et il est de caractère à y aller, je le crois du moins. Enfin, il y a dans Paris un homme à qui je pense, et dont le regard m'inonde intérieurement de lumière. Oh! c'est un ennemi que je dois fouler aux pieds. Comment, il y aurait un homme sans lequel je ne pourrais vivre, qui me serait nécessaire! Tu te maries et j'aime! Au bout de quatre mois, ces deux colombes qui s'élevaient si haut sont tombées dans les marais de la réalité.
Hier, aux Italiens, je me suis sentie regardée, mes yeux ont été magiquement attirés par deux yeux de feu qui brillaient comme deux escarboucles dans un coin obscur de l'orchestre. Hénarez n'a pas détaché ses yeux de dessus moi. Le monstre a cherché la seule place d'où il pouvait me voir, et il y est. Je ne sais pas ce qu'il est en politique; mais il a le génie de l'amour.
Voilà, belle Renée, à quel point nous en sommes,
a dit le grand Corneille.
XIII
DE MADAME DE L'ESTORADE A MADEMOISELLE DE CHAULIEU
Ma chère Louise, avant de t'écrire, j'ai dû attendre; mais maintenant je sais bien des choses, ou, pour mieux dire, je les ai apprises, et je dois te les dire pour ton bonheur à venir. Il y a tant de différence entre une jeune fille et une femme mariée, que la jeune fille ne peut pas plus la concevoir que la femme mariée ne peut redevenir jeune fille. J'ai mieux aimé être mariée à Louis de l'Estorade que de retourner au couvent. Voilà qui est clair. Après avoir deviné que si je n'épousais pas Louis je retournerais au couvent, j'ai dû, en termes de jeune fille, me résigner. Résignée, je me suis mise à examiner ma situation afin d'en tirer le meilleur parti possible.
D'abord la gravité des engagements m'a investie de terreur. Le mariage se propose la vie, tandis que l'amour ne se propose que le plaisir; mais aussi le mariage subsiste quand les plaisirs ont disparu, et donne naissance à des intérêts bien plus chers que ceux de l'homme et de la femme qui s'unissent. Aussi peut-être ne faut-il, pour faire un mariage heureux, que cette amitié qui, en vue de ses douceurs, cède sur beaucoup d'imperfections humaines. Rien ne s'opposait à ce que j'eusse de l'amitié pour Louis de l'Estorade. Bien décidée à ne pas chercher dans le mariage les jouissances de l'amour auxquelles nous pensions si souvent et avec une si dangereuse exaltation, j'ai senti la plus douce tranquillité en moi-même. Si je n'ai pas l'amour, pourquoi ne pas chercher le bonheur? me suis-je dit. D'ailleurs, je suis aimée, et je me laisserai aimer. Mon mariage ne sera pas une servitude, mais un commandement perpétuel. Quel inconvénient cet état de choses offrira-t-il à une femme qui veut rester maîtresse absolue d'elle-même?
Ce point si grave d'avoir le mariage sans le mari fut réglé dans une conversation entre Louis et moi, dans laquelle il m'a découvert et l'excellence de son caractère et la douceur de son âme. Ma mignonne, je souhaitais beaucoup de rester dans cette belle saison d'espérance amoureuse qui, n'enfantant point de plaisir, laisse à l'âme sa virginité. Ne rien accorder au devoir, à la loi, ne dépendre que de soi-même, et garder son libre arbitre?.. quelle douce et noble chose! Ce contrat, opposé à celui des lois et au sacrement lui-même, ne pouvait se passer qu'entre Louis et moi. Cette difficulté, la première aperçue, est la seule qui ait fait traîner la conclusion de mon mariage. Si, dès l'abord, j'étais résolue à tout pour ne pas retourner au couvent, il est dans notre nature de demander le plus après avoir obtenu le moins; et nous sommes, chère ange, de celles qui veulent tout. J'examinais mon Louis du coin de l'œil, et je me disais: le malheur l'a-t-il rendu bon ou méchant? A force d'étudier, j'ai fini par découvrir que son amour allait jusqu'à la passion. Une fois arrivée à l'état d'idole, en le voyant pâlir et trembler au moindre regard froid, j'ai compris que je pouvais tout oser. Je l'ai naturellement emmené loin des parents, dans des promenades où j'ai prudemment interrogé son cœur. Je l'ai fait parler, je lui ai demandé compte de ses idées, de ses plans, de notre avenir. Mes questions annonçaient tant de réflexions préconçues et attaquaient si précisément les endroits faibles de cette horrible vie à deux, que Louis m'a depuis avoué qu'il était épouvanté d'une si savante virginité. Moi, j'écoutais ses réponses; il s'y entortillait comme ces gens à qui la peur ôte tous leurs moyens; j'ai fini par voir que le hasard me donnait un adversaire qui m'était d'autant plus inférieur qu'il devinait ce que tu nommes si orgueilleusement ma grande âme. Brisé par les malheurs et par la misère, il se regardait comme à peu près détruit, et se perdait en trois horribles craintes. D'abord, il a trente-sept ans, et j'en ai dix-sept; il ne mesurait donc pas sans effroi les vingt ans de différence qui sont entre nous. Puis, il est convenu que je suis très-belle; et Louis, qui partage nos opinions à ce sujet, ne voyait pas sans une profonde douleur combien les souffrances lui avaient enlevé de jeunesse. Enfin, il me sentait de beaucoup supérieure comme femme à lui comme homme. Mis en défiance de lui-même par ces trois infériorités visibles, il craignait de ne pas faire mon bonheur, et se voyait pris comme un pis-aller. Sans la perspective du couvent, je ne l'épouserais point, me dit-il un soir timidement. — Ceci est vrai, lui répondis-je gravement. Ma chère amie, il me causa la première grande émotion de celles qui nous viennent des hommes. Je fus atteinte au cœur par les deux grosses larmes qui roulèrent dans ses yeux. — Louis, repris-je d'une voix consolante, il ne tient qu'à vous de faire de ce mariage de convenance un mariage auquel je puisse donner un consentement entier. Ce que je vais vous demander exige de votre part une abnégation beaucoup plus belle que le prétendu servage de votre amour quand il est sincère. Pouvez-vous vous élever jusqu'à l'amitié comme je la comprends? On n'a qu'un ami dans la vie, et je veux être le vôtre. L'amitié est le lien de deux âmes pareilles, unies par leur force, et néanmoins indépendantes. Soyons amis et associés pour porter la vie ensemble. Laissez-moi mon entière indépendance. Je ne vous défends pas de m'inspirer pour vous l'amour que vous dites avoir pour moi; mais je ne