La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac
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»Ah! quelle journée que celle de notre arrivée au Guénic! Le recteur est venu, ma mère, avec son clergé, tous couronnés de fleurs, nous recevoir, nous bénir en exprimant une joie… j'en ai les larmes aux yeux en t'écrivant. Et ce fier Calyste, qui jouait son rôle de seigneur comme un personnage de Walter Scott. Monsieur recevait les hommages comme s'il se trouvait en plein treizième siècle. J'ai entendu les filles, les femmes se disant: – Quel joli seigneur nous avons! comme dans un chœur d'opéra-comique. Les Anciens discutaient entre eux la ressemblance de Calyste avec les du Guénic qu'ils avaient connus. Ah! la noble et sublime Bretagne, quel pays de croyance et de religion! Mais le progrès la guette, on y fait des ponts, des routes; les idées viendront, et adieu le sublime. Les paysans ne seront certes jamais ni si libres ni si fiers que je les ai vus, quand on leur aura prouvé qu'ils sont les égaux de Calyste, si toutefois ils veulent le croire.
»Après le poëme de cette restauration pacifique et les contrats signés, nous avons quitté ce ravissant pays toujours fleuri, gai, sombre et désert tour à tour, et nous sommes venus agenouiller ici notre bonheur devant celle à qui nous le devons. Calyste et moi nous éprouvions le besoin de remercier la postulante de la Visitation. En mémoire d'elle, il écartèlera son écu de celui des des Touches qui est: parti coupé, tranché, taillé d'or et de sinople. Il prendra l'un des aigles d'argent pour un de ses supports, et lui mettra dans le bec cette jolie devise de femme: Souviègne-vous! Nous sommes donc allés hier au couvent des dames de la Visitation où nous a menés l'abbé Grimont, un ami de la famille du Guénic, qui nous a dit que votre chère Félicité, maman, était une sainte; elle ne peut pas être autre chose pour lui, puisque cette illustre conversion l'a fait nommer vicaire-général du diocèse.
»Mademoiselle des Touches n'a pas voulu recevoir Calyste, et n'a vu que moi. Je l'ai trouvée un peu changée, pâlie et maigrie; elle m'a paru bien heureuse de ma visite. – «Dis à Calyste, s'est-elle écriée tout bas, que c'est une affaire de conscience et d'obéissance si je ne le veux pas voir, car on me l'a permis; mais je préfère ne pas acheter ce bonheur de quelques minutes par des mois de souffrance. Ah! si tu savais combien j'ai de peine à répondre quand on me demande: – A quoi pensez-vous? La maîtresse des novices ne peut pas comprendre l'étendue et le nombre des idées qui me passent par la tête comme des tourbillons. Par instants je revois l'Italie ou Paris avec tous leurs spectacles, tout en pensant à Calyste qui, dit-elle avec cette façon poétique si admirable et que vous connaissez, est le soleil de ses souvenirs… J'étais trop vieille pour être acceptée aux Carmélites, et je me suis donnée à l'ordre de saint François de Sales uniquement parce qu'il a dit: « – Je vous déchausserai la tête au lieu de vous déchausser les pieds!» en se refusant à ces austérités qui brisent le corps. C'est en effet la tête qui pèche. Le saint évêque a donc bien fait de rendre sa règle austère pour l'intelligence et terrible contre la volonté!.. Voilà ce que je désirais, car ma tête est la vraie coupable, elle m'a trompée sur mon cœur jusqu'à cet âge fatal de quarante ans où si l'on est pendant quelques moments quarante fois plus heureuse que les jeunes femmes, on est plus tard cinquante fois plus malheureuse qu'elles… Eh bien, mon enfant, es-tu contente? m'a-t-elle demandé en cessant avec un visible plaisir de parler d'elle. – Vous me voyez dans l'enchantement de l'amour et du bonheur! lui ai-je répondu. – Calyste est aussi bon et naïf qu'il est noble et beau, m'a-t-elle dit gravement. Je t'ai instituée mon héritière; tu possèdes, outre ma fortune, le double idéal que j'ai rêvé… Je m'applaudis de ce que j'ai fait, a-t-elle repris après une pause. Maintenant, mon enfant, ne t'abuse pas. Vous avez facilement saisi le bonheur, vous n'aviez que la main à étendre, mais pense à le conserver. Quand tu ne serais venue ici que pour en remporter les conseils de mon expérience, ton voyage serait bien payé. Calyste subit en ce moment une passion communiquée, tu ne l'as pas inspirée. Pour rendre ta félicité durable, tâche, ma petite, d'unir ce principe au premier. Dans votre intérêt à tous deux, essaie d'être capricieuse, sois coquette, un peu dure, il le faut. Je ne te conseille pas d'odieux calculs, ni la tyrannie, mais la science. Entre l'usure et la prodigalité, ma petite, il y a l'économie. Sache prendre honnêtement un peu d'empire sur Calyste. Voici les dernières paroles mondaines que je prononcerai, je les tenais en réserve pour toi, car j'ai tremblé dans ma conscience de t'avoir sacrifiée pour sauver Calyste! attache-le bien à toi, qu'il ait des enfants, qu'il respecte en toi leur mère… Enfin, me dit-elle d'une voix émue, arrange-toi de manière qu'il ne revoie jamais Béatrix!..» Ce nom nous a plongées toutes les deux dans une sorte de torpeur, et nous sommes restées les yeux dans les yeux l'une de l'autre échangeant la même inquiétude vague. – «Retournez-vous à Guérande? me demanda-t-elle. – Oui, lui dis-je. – Eh bien, n'allez jamais aux Touches… J'ai eu tort de vous donner ce bien. – Et pourquoi? – Enfant! les Touches sont pour toi le cabinet de Barbe-Bleue, car il n'y a rien de plus dangereux que de réveiller une passion qui dort.»
»Je vous donne en substance, chère mère, le sens de notre conversation. Si mademoiselle des Touches m'a fait beaucoup causer, elle m'a donné d'autant plus à penser que, dans l'enivrement de ce voyage et de mes séductions avec mon Calyste, j'avais oublié la grave situation morale dont je vous parlais dans ma première lettre.
»Après avoir bien admiré Nantes, une charmante et magnifique ville, après être allés voir sur la place Bretagne l'endroit où Charette est si noblement tombé, nous avons projeté de revenir par la Loire à Saint-Nazaire, puisque nous avions fait déjà par terre la route de Nantes à Guérande. Décidément, un bateau à vapeur ne vaut pas une voiture. Le voyage en public est une invention de monstre moderne, le Monopole. Trois jeunes dames de Nantes assez jolies se démenaient sur le pont atteintes de ce que j'ai appelé le kergarouëtisme, une plaisanterie que vous comprendrez quand je vous aurai peint les Kergarouët. Calyste s'est très bien comporté. En vrai gentilhomme, il ne m'a pas affichée. Quoique satisfaite de son bon goût, de même qu'un enfant à qui l'on a donné son premier tambour, j'ai pensé que j'avais une magnifique occasion d'essayer le système recommandé par Camille Maupin, car ce n'est certes pas la postulante qui m'avait parlé. J'ai pris un petit air boudeur, et Calyste s'en est très gentiment alarmé. A cette demande: – Qu'as-tu?.. jetée à mon oreille, j'ai répondu la vérité: – Je n'ai rien! Et j'ai bien reconnu là le peu de succès qu'obtient d'abord la Vérité. Le mensonge est une arme décisive dans les cas où la célérité doit sauver les femmes et les empires. Calyste est devenu très-pressant, très-inquiet. Je l'ai mené à l'avant du bateau, dans un tas de cordages; et là, d'une voix pleine d'alarmes, sinon de larmes, je lui ai dit les malheurs, les craintes d'une femme dont le mari se trouve être le plus beau des hommes!.. « – Ah! Calyste, me suis-je écriée, il y a dans notre union un affreux malheur, vous ne m'avez pas aimée, vous ne m'avez pas choisie! Vous n'êtes pas resté planté sur vos pieds comme une statue en me voyant pour la première fois! C'est mon cœur, mon attachement, ma tendresse qui sollicitent votre affection, et vous me punirez quelque jour de vous avoir apporté moi-même les trésors de mon pur, de mon involontaire amour de jeune fille!.. Je devrais être mauvaise, coquette, et je ne me sens pas de force contre vous… Si cette horrible femme, qui vous a dédaigné, se trouvait à ma place ici, vous n'auriez pas aperçu ces deux affreuses Bretonnes, que l'octroi de Paris classerait parmi le bétail…» Calyste, ma mère, a eu deux larmes dans les yeux, il s'est retourné pour me les cacher, il a vu la Basse-Indre, et a couru dire au capitaine de nous y débarquer.
»On ne tient pas contre de telles réponses, surtout quand elles sont accompagnées d'un séjour de trois heures dans une chétive auberge de la Basse-Indre, où nous avons déjeuné de poisson frais dans une petite chambre comme en peignent les peintres