Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz
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Il est doué d'un esprit libre. C'est dire qu'il n'a aucun préjugé social, politique ni religieux. Il avait néanmoins si formellement promis à ma mère de ne rien tenter pour me détourner des croyances regardées par elle comme indispensables à mon salut, qu'il lui est arrivé plusieurs fois, je m'en souviens, de me faire réciter mon catéchisme. Effort de probité, de sérieux, ou d'indifférence philosophique, dont, il faut l'avouer, je serais incapable à l'égard de mon fils. Mon père, depuis longtemps, souffre d'une incurable maladie de l'estomac, qui l'a cent fois mis aux portes du tombeau. Il ne mange presque pas. L'usage constant et de jour en jour plus considérable de l'opium, ranime seul aujourd'hui ses forces épuisées. Il y a quelques années, découragé par les douleurs atroces qu'il ressentait, il prit à la fois trente-deux grains d'opium. «Mais je t'avoue, me dit-il plus tard, en me racontant le fait, que ce n'était pas pour me guérir.» Cette effroyable dose de poison, au lieu de le tuer comme il l'espérait, dissipa presque immédiatement ses souffrances et le rendit momentanément à la santé.
J'avais dix ans quand il me mit au petit séminaire de la Côte pour y commencer l'étude du latin. Il m'en retira bientôt après, résolu à entreprendre lui-même mon éducation.
Pauvre père, avec quelle patience infatigable, avec quel soin minutieux et intelligent il a été ainsi mon maître de langues, de littérature, d'histoire, de géographie et même de musique! ainsi qu'on le verra tout à l'heure.
Combien une pareille tâche, accomplie de la sorte, prouve dans un homme de tendresse pour son fils! et qu'il y a peu de pères qui en soient capables! Je n'ose croire pourtant cette éducation de famille aussi avantageuse que l'éducation publique, sous certains rapports. Les enfants restent ainsi en relations exclusives avec leurs parents, leurs serviteurs, et de jeunes amis choisis, ne s'accoutument point de bonne heure au rude contact des aspérités sociales; le monde et la vie réelle demeurent pour eux des livres fermés; et je sais, à n'en pouvoir douter, que je suis resté à cet égard enfant ignorant et gauche jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.
Mon père, tout en n'exigeant de moi qu'un travail très-modéré, ne put jamais m'inspirer un véritable goût pour les études classiques. L'obligation d'apprendre chaque jour par cœur quelques vers d'Horace et de Virgile m'était surtout odieuse. Je retenais cette belle poésie avec beaucoup de peine et une véritable torture de cerveau. Mes pensées s'échappaient d'ailleurs de droite et de gauche, impatientes de quitter la route qui leur était tracée. Ainsi je passais de longues heures devant des mappemondes, étudiant avec acharnement le tissu complexe que forment les îles, caps et détroits de la mer du Sud et de l'archipel Indien; réfléchissant sur la création de ces terres lointaines, sur leur végétation, leurs habitants, leur climat, et pris d'un désir ardent de les visiter. Ce fut l'éveil de ma passion pour les voyages et les aventures.
Mon père, à ce sujet, disait de moi avec raison: «Il sait le nom de chacune des îles Sandwich, des Moluques, des Philippines; il connaît le détroit de Torrès, Timor, Java et Bornéo, et ne pourrait dire seulement le nombre de départements de la France.» Cette curiosité de connaître les contrées éloignées, celles de l'autre hémisphère surtout, fut encore irritée par l'avide lecture de de tout ce que la bibliothèque de mon père contenait de voyages anciens et modernes; et nul doute que, si le lieu de ma naissance eût été un port de mer, je me fusse enfui quelque jour sur un navire, avec ou sans le consentement de mes parents, pour devenir marin. Mon fils a de très-bonne heure manifesté les mêmes instincts. Il est aujourd'hui sur un vaisseau de l'État, et j'espère qu'il parcourra avec honneur la carrière de la marine, qu'il a embrassée et qu'il avait choisie avant d'avoir seulement vu la mer.
Le sentiment des beautés élevées de la poésie vint faire diversion à ces rêves océaniques, quand j'eus quelque temps ruminé La Fontaine et Virgile. Le poëte latin, bien avant le fabuliste français, dont les enfants sont incapables en général, de sentir la profondeur cachée sous la naïveté, et la science du style voilée par un naturel si rare et si exquis, le poëte latin, dis-je, en me parlant de passions épiques que je pressentais, sut le premier trouver le chemin de mon cœur et enflammer mon imagination naissante. Combien de fois, expliquant devant mon père le quatrième livre de l'Énéide, n'ai-je pas senti ma poitrine se gonfler, ma voix s'altérer et se briser!.. Un jour, déjà troublé dès le début de ma traduction orale par le vers:
«Atregina gravi jamdudum saucia cura,»
j'arrivais tant bien que mal à la péripétie du drame; mais lorsque j'en fus à la scène où Didon expire sur son bûcher, entourée des présents que lui fit Énée, des armes du perfide, et versant sur ce lit, hélas! bien connu, les flots de son sang courroucé; obligé que j'étais de répéter les expressions désespérées de la mourante, trois fois se levant appuyée sur son coude et trois fois retombant, de décrire sa blessure et son mortel amour frémissant au fond de sa poitrine, et les cris de sa sœur, de sa nourrice, de ses femmes éperdues, et cette agonie pénible dont les dieux mêmes émus envoient Iris abréger la durée, les lèvres me tremblèrent, les paroles en sortaient à peine et inintelligibles; enfin au vers:
«Quæsivit cœlo lucem ingemuitque reperta.»
à cette image sublime de Didon qui cherche aux cieux la lumière et gémit en la retrouvant, je fus pris d'un frissonnement nerveux, et, dans l'impossibilité de continuer, je m'arrêtai court.
Ce fut une des occasions où j'appréciai le mieux l'ineffable bonté de mon père. Voyant combien j'étais embarrassé et confus d'une telle émotion, il feignit de ne la point apercevoir, et, se levant tout à coup, il ferma le livre en disant: «Assez, mon enfant, je suis fatigué!» Et je courus, loin de tous les yeux, me livrer à mon chagrin virgilien.
III
C'est que je connaissais déjà cette cruelle passion, si bien décrite par l'auteur de l'Énéide, passion rare, quoi qu'on en dise, si mal définie et si puissante sur certaines âmes. Elle m'avait été révélée avant la musique, à l'âge de douze ans. Voici comment:
Mon grand-père maternel, dont le nom est celui du fabuleux guerrier de Walter Scott, (Marmion) vivait à Meylan, campagne située à deux lieues de Grenoble, du côté de la frontière de Savoie. Ce village, et les hameaux qui l'entourent, la vallée de l'Isère qui se déroule à leurs pieds et les montagnes du Dauphiné qui viennent là se joindre aux Basses-Alpes, forment un des plus romantiques séjours que j'aie jamais admirés. Ma mère, mes sœurs et moi, nous allions ordinairement chaque année y passer trois semaines vers la fin de l'été. Mon oncle (Félix Marmion), qui suivait alors la trace lumineuse du grand Empereur, venait quelquefois nous y joindre, tout chaud encore de l'haleine du canon, orné tantôt d'un simple coup de lance, tantôt d'un coup de mitraille dans le pied ou d'un magnifique coup de sabre au travers de la figure. Il n'était encore qu'adjudant-major de lanciers; jeune, épris de la gloire, prêt à donner sa vie pour un de ses regards, croyant le trône de Napoléon inébranlable comme le mont Blanc; et joyeux et galant, grand amateur de violon et chantant fort bien l'opéra-comique.
Dans la partie haute de Meylan, tout contre l'escarpement de la montagne, est une maisonnette blanche, entourée de vignes et de jardins, d'où la vue plonge sur la vallée de l'Isère; derrière sont quelques collines rocailleuses, une vieille tour en ruines, des bois, et l'imposante masse