Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte
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Читать онлайн книгу Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice - Brontë Charlotte страница 33
Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons,
Mme Fairfax m'appela.
«Votre classe du matin est achevée, je suppose,» me dit-elle.
La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai en l'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce magnifique, ornée d'un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d'une aristocratique demeure; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle marcassite rouge placés sur le buffet.
«Quelle belle pièce! m'écriai-je en regardant autour de moi; je n'en ai jamais vu de moitié si imposante.
– C'est la salle à manger; je viens d'ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d'air et de soleil; car tout devient si humide dans les appartements rarement habités! le salon là-bas a l'odeur d'une cave.»
Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre, tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deux marches qui se trouvaient devant l'arche, et je regardai devant moi. J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c'était tout simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un boudoir; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, sur lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d'un blanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges; d'étincelants vases de Bohême, d'un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige et de feu.
«Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax! m'écriai-je; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froid glacial, on les croirait habitées.
– Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester soient rares, elles sont toujours imprévues; quand il arrive, il n'aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le bruit d'une installation subite, de sorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes.
– M. Rochester est-il exigeant et tyrannique?
– Pas précisément; mais il a les goûts et les habitudes d'un gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.
– L'aimez-vous? est-il généralement aimé?
– Oh! oui; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.
– Mais vous personnellement, l'aimez-vous? Est-il aimé pour lui- même?
– Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral; mais il n'est jamais resté longtemps au milieu d'eux.
– N'a-t-il rien de remarquable? En un mot, quel est son caractère?
– Oh! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble; il est peut-être un peu étrange; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadée qu'il est fort savant; mais je n'ai jamais causé longtemps avec lui.
– En quoi est-il étrange?
– Je ne sais pas; ce n'est pas facile à expliquer; rien de bien frappant; mais on le sent dans ce qu'il dit; on ne peut jamais être sûr s'il parle sérieusement ou en riant, s'il est content ou non; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins; mais n'importe, c'est un très bon maître.»
Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu'on puisse étudier un caractère, observer les points saillants des personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à cette classe; mes questions l'embarrassaient, mais ne lui faisaient rien trouver. À ses yeux, M. Rochester était M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus; elle ne cherchait pas plus avant, et s'étonnait certainement de mon désir de le connaître davantage.
Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j'admirai l'élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du devant surtout me parurent grandes et belles; quelques-unes des pièces du troisième, bien que sombres, et basses, étaient intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles des premiers étages n'avaient plus été de mode, on les avait relégués en haut, et la lumière imparfaite d'une petite fenêtre permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez à l'arche des Hébreux; des chaises vénérables à dossiers sombres et élevés, d'autres sièges plus vieux encore et où l'on retrouvait cependant les traces à demi effacées d'une broderie faite par des mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de Thornfield l'aspect d'une demeure du passé, d'un reliquaire des vieux souvenirs. Dans le jour, j'aimais le silence et l'obscurité de ces retraites; mais je n'enviais pas pour le repos de la nuit ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés d'immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles rayons de la lune!
«Les domestiques dorment-ils dans ces chambres? demandai-je.
– Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière de la maison; personne ne dort ici. S'il y avait des revenants à Thornfield, il semble qu'ils choisiraient ces chambres pour les hanter.
– Je le crois. Vous n'avez donc pas de revenants?
– Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.
– Même dans vos traditions?
– Je ne crois pas; et pourtant on dit que les Rochester ont été plutôt violents que tranquilles; c'est peut-être pour cela que maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux.
– Oui; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je.
Mais où donc allez-vous, madame Fairfax? demandai-je.
– Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu'on a d'en haut?»
Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J'étais de niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids. Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à examiner les terrains étendus devant moi. Alors j'aperçus la pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison; le champ aussi grand qu'un parc; le bois triste et épais séparé en deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu'il était plus vert que les arbres avec leur feuillage; l'église, les portes, la route, les tranquilles collines; toute la nature semblait se reposer sous le soleil d'un jour d'automne. À l'horizon, un beau ciel d'azur marbré de taches blanches comme des perles. Rien dans cette scène n'était merveilleux, mais tout vous charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j'eus peine à descendre l'échelle.