Voyage en Espagne. Gautier Théophile

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Voyage en Espagne - Gautier Théophile

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promettent; les loges sont assez bien disposées, et, quoique la décoration soit très-simple, elle est fraîche et propre. Les asientos de luneta sont des fauteuils rangés par files et numérotés; il n'y a pas de contrôleur à la porte pour prendre vos billets, mais un petit garçon vient vous les demander avant la fin du spectacle; on ne vous prend à la première porte qu'une contre-marque d'entrée générale.

      Nous espérions trouver là le type espagnol féminin, dont nous n'avions encore eu que peu d'exemples; mais les femmes qui garnissaient les loges et les galeries n'avaient d'espagnol que la mantille et l'éventail: c'était déjà beaucoup, mais ce n'était pas assez cependant. Le public se composait généralement de militaires, ainsi que dans toutes les villes où il y a garnison. On se tient debout au parterre, comme dans les théâtres tout à fait primitifs. Pour ressembler au théâtre de l'hôtel de Bourgogne, il ne manquait vraiment à celui-ci qu'une rangée de chandelles et un moucheur; mais les verres des quinquets étaient faits avec des lamelles disposées en côtes de melon et réunies en haut par un cercle de fer-blanc, ce qui n'est pas d'une industrie bien avancée. L'orchestre, composé d'une seule file de musiciens, presque tous jouant d'instruments de cuivre, soufflait vaillamment dans les cornets à piston une ritournelle toujours la même, et rappelant la fanfare de Franconi.

      Nos compatriotes herculéens soulevèrent des masses de poids, tordirent beaucoup de barres de fer, au grand contentement de l'assemblée, et le plus léger des deux exécuta une ascension sur la corde roide et autres exercices, hélas! trop connus à Paris, mais neufs probablement pour la population de Vittoria. Nous séchions d'impatience dans nos stalles, et je récurais le verre de ma lorgnette avec une activité furieuse, pour ne rien perdre du baile nacional. Enfin l'on détendit les chevalets, et les Turcs de service emportèrent les poids et tout le matériel des hercules. Représentez-vous bien, ami lecteur, l'attente passionnée de deux jeunes Français enthousiastes et romantiques qui vont voir pour la première fois une danse espagnole… en Espagne!

      Enfin la toile se leva sur une décoration qui avait des velléités, non suivies d'effet, d'être enchanteresse et féerique; les cornets à piston soufflèrent avec plus de fureur que jamais la fanfare déjà décrite, et le baile nacional s'avança sous la figure d'un danseur et d'une danseuse armés tous deux de castagnettes.

      Je n'ai rien vu de plus triste et de plus lamentable que ces deux grands débris qui ne se consolaient pas entre eux: le théâtre à quatre sous n'a jamais porté sur ses planches vermoulues un couple plus usé, plus éreinté, plus édenté, plus chassieux, plus chauve et plus en ruines. La pauvre femme, qui s'était plâtrée avec du mauvais blanc, avait une teinte bleu de ciel qui rappelait à l'imagination les images anacréontiques d'un cadavre de cholérique ou d'un noyé peu frais; les deux taches rouges qu'elle avait plaquées sur le haut de ses pommettes osseuses, pour rallumer un peu ses yeux de poisson cuit, faisaient avec ce bleu le plus singulier contraste; elle secouait avec ses mains veineuses et décharnées des castagnettes fêlées qui claquaient comme les dents d'un homme qui a la fièvre ou les charnières d'un squelette en mouvement. De temps en temps, par un effort désespéré, elle tendait les ficelles relâchées de ses jarrets, et parvenait à soulever sa pauvre vieille jambe taillée en balustre, de manière à produire une petite cabriole nerveuse, comme une grenouille morte soumise à la pile de Volta, et à faire scintiller et fourmiller une seconde les paillettes de cuivre du lambeau douteux qui lui servait de basquine. Quant à l'homme, il se trémoussait sinistrement dans son coin; il s'élevait et retombait flasquement comme une chauve-souris qui rampe sur ses moignons; il avait une physionomie de fossoyeur s'enterrant lui-même: son front ridé comme une botte à la hussarde; son nez de perroquet, ses joues de chèvre lui donnaient une apparence des plus fantastiques, et si, au lieu de castagnettes, il avait eu en main un rebec gothique, il aurait pu poser pour le coryphée de la danse des morts sur la fresque de Bâle.

      Tout le temps que la danse dura, ils ne levèrent pas une fois les yeux l'un sur l'autre; on eût dit qu'ils avaient peur de leur laideur réciproque, et qu'ils craignaient de fondre en larmes en se voyant si vieux, si décrépits et si funèbres. L'homme, surtout, fuyait sa compagne comme une araignée, et semblait frissonner d'horreur dans sa vieille peau parcheminée, toutes les fois qu'une figure de la danse le forçait de s'en rapprocher. Ce boléro-macabre dura cinq ou six minutes, après quoi la toile tombant mit fin au supplice de ces deux malheureux… et au nôtre.

      Voilà comme le boléro apparut à deux pauvres voyageurs épris de couleur locale. Les danses espagnoles n'existent qu'à Paris, comme les coquillages, qu'on ne trouve que chez les marchands de curiosités, et jamais sur le bord de la mer. Ô Fanny Elssler! qui êtes maintenant en Amérique chez les sauvages, même avant d'aller en Espagne nous nous doutions bien que c'était vous qui aviez inventé la cachucha!

      Nous nous allâmes coucher assez désappointés. Au milieu de la nuit, on nous vint éveiller pour nous remettre en route; il faisait toujours un froid glacial, une température de Sibérie, ce qui s'explique par la hauteur du plateau que nous traversions et les neiges dont nous étions entourés. À Miranda, l'on visita encore une fois nos malles, et nous entrâmes dans la Vieille-Castille (Castilla la Vieja), dans le royaume de Castille et Léon, symbolisé par un lion tenant un écu semé de châteaux. Ces lions, répétés à satiété, sont ordinairement en granit grisâtre et ont une prestance héraldique assez imposante.

      Entre Ameyugo et Cubo, petites bourgades insignifiantes, où l'on relaye, le paysage est extrêmement pittoresque; les montagnes se rapprochent, se resserrent, et d'immenses rochers perpendiculaires se dressent au bord de la route, escarpés comme des falaises; sur la gauche, un torrent traversé par un pont à ogive tronquée, bouillonne au fond d'un ravin, fait tourner un moulin, et couvre d'écume les pierres qui l'arrêtent. Pour que rien ne manque à l'effet, une église gothique, tombant en ruines, le toit défoncé, les murs brodés de plantes parasites, s'élève au milieu des roches; dans le fond, la Sierra se dessine vague et bleuâtre. Cette vue sans doute est belle, mais le passage de Pancorbo l'emporte pour la singularité et le grandiose. Les rochers ne laissent plus que la place du chemin tout juste, et l'on arrive à un endroit où deux grandes masses granitiques, penchées l'une vers l'autre, simulent l'arche d'un pont gigantesque que l'on aurait coupé par le milieu, pour fermer le passage à une armée de Titans; une seconde arche plus petite, pratiquée dans l'épaisseur de la roche, ajoute encore à l'illusion. Jamais décorateurs de théâtre n'ont imaginé une toile plus pittoresque et mieux entendue; quand on est accoutumé aux plates perspectives des plaines, les effets surprenants que l'on rencontre à chaque pas dans les montagnes vous semblent impossibles et fabuleux.

      La posada où l'on s'arrêta pour dîner avait pour vestibule une écurie. Cette disposition architecturale se répète invariablement dans toutes les posadas espagnoles, et pour aller à sa chambre il faut passer derrière la croupe des mules. Le vin, plus noir encore que de coutume, avait en plus un certain fumet de peau de bouc assez local. Les filles de l'auberge portaient leurs cheveux pendants jusqu'au milieu du dos; excepté cela, leur vêtement était celui des femmes françaises de la classe inférieure. Les costumes nationaux ne sont guère, en général, conservés que dans l'Andalousie, et il y a maintenant en Castille bien peu d'anciens costumes. Pour les hommes, ils portaient tous le chapeau pointu, bordé de velours avec des houppes de soie, ou bien une casquette en peau de loup de forme assez féroce, et l'inévitable manteau de couleur tabac ou ramoneur. Leurs figures, du reste, ne présentaient rien de caractéristique.

      De Pancorbo à Burgos, nous rencontrâmes trois ou quatre petits villages à moitié en ruine, secs comme de la pierre ponce et couleur de pain grillé, tels que Briviesca, Castil de Péones et Quintanapalla. Je doute qu'au fond de l'Asie Mineure Decamps ait jamais trouvé des murailles plus rôties, plus roussies, plus fauves, plus grenues, plus croustillantes et plus égratignées que celles-là. Le long de ces murailles flânaient de certains ânes qui valent bien les ânes turcs, et qu'il devrait aller étudier. L'âne turc est fataliste, et l'on voit à sa mine humble et rêveuse qu'il est résigné à tous les coups de bâton que le destin lui réserve et qu'il subira sans se plaindre.

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