Le Collier de la Reine, Tome I. Dumas Alexandre
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– Oui, monseigneur.
– Savez-vous que vous êtes tout à fait lettré, monsieur?
– Dans mes moments perdus, je lis, monseigneur.
– Nous avons M. de Condorcet qui, en sa qualité de géomètre, pourra bien se piquer de ponctualité.
– Oui; mais il s'enfoncera dans un calcul, et quand il en sortira, il se trouvera d'une demi-heure en retard. Quant au comte de Cagliostro, comme ce seigneur est étranger et habite depuis peu de temps Paris, il est probable qu'il ne connaît pas encore parfaitement la vie de Versailles et qu'il se fera attendre.
– Allons, dit le maréchal, vous avez, moins Taverney, nommé tous mes convives, et cela dans un ordre d'énumération digne d'Homère et de mon pauvre Rafté.
Le maître d'hôtel s'inclina.
– Je n'ai point parlé de M. de Taverney, dit-il, parce que M. de Taverney est un ancien ami qui se conformera aux usages. Je crois, monseigneur, que voilà bien les huit couverts de ce soir, n'est-ce pas?
– Parfaitement. Où nous faites-vous dîner, monsieur?
– Dans la grande salle à manger, monseigneur.
– Nous y gèlerons.
– Elle chauffe depuis trois jours, monseigneur, et j'ai réglé l'atmosphère à dix-huit degrés.
– Fort bien! mais voilà la demie qui sonne.
Le maréchal jeta un coup d'œil sur la pendule.
– C'est quatre heures et demie, monsieur.
– Oui, monseigneur, et voilà un cheval qui entre dans la cour; c'est ma bouteille de vin de Tokay.
– Puissé-je être servi vingt ans encore de la sorte, dit le vieux maréchal en retournant à son miroir, tandis que le maître d'hôtel courait à son office.
– Vingt ans! dit une voix rieuse qui interrompit le duc juste au premier coup d'œil sur sa glace, vingt ans: mon cher maréchal, je vous les souhaite; mais alors j'en aurai soixante, duc, et je serai bien vieille.
– Vous, comtesse! s'écria le maréchal; vous la première! Mon Dieu! que vous êtes toujours belle et fraîche!
– Dites que je suis gelée, duc.
– Passez, je vous prie, dans le boudoir.
– Oh! un tête-à-tête, maréchal?
– À trois, répondit une voix cassée.
– Taverney! s'écria le maréchal. La peste du trouble-fête! dit-il à l'oreille de la comtesse.
– Fat! murmura Mme du Barry, avec un grand éclat de rire.
Et tous trois passèrent dans la pièce voisine.
Prologue – II
La Pérouse
Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés ouatés de neige avertit le maréchal de l'arrivée de ses hôtes et, bientôt après, grâce à l'exactitude du maître d'hôtel, neuf convives prenaient place autour de la table ovale de la salle à manger; neuf laquais, silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation, prévenants sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils ensevelis dans une moisson de fourrures, où plongeaient jusqu'aux jarrets les jambes des convives.
Voilà ce que savouraient les hôtes du maréchal, avec la douce chaleur des poêles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le bourdonnement des premières causeries après le potage.
Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines; pas un bruit au-dedans, excepté celui que faisaient les convives: des assiettes qui changeaient de place sans qu'on les entendît sonner, de l'argenterie qui passait des buffets sur la table sans une seule vibration, un maître d'hôtel dont on ne pouvait pas même surprendre le susurrement; il donnait ses ordres avec les yeux.
Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils parfaitement seuls dans cette salle; en effet, des serviteurs aussi muets, des esclaves aussi impalpables devaient nécessairement être sourds.
M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura autant que le potage, en disant à son voisin de droite:
– Monsieur le comte ne boit pas?
Celui auquel s'adressaient ces paroles était un homme de trente-huit ans, blond de cheveux, petit de taille, haut d'épaules; son œil, d'un bleu clair, était vif parfois, mélancolique souvent: la noblesse était écrite en traits irrécusables sur son front ouvert et généreux.
– Je ne bois que de l'eau, maréchal, répondit-il.
– Excepté chez le roi Louis XV, dit le duc. J'ai eu l'honneur d'y dîner avec Monsieur le comte, et cette fois il a daigné boire du vin.
– Vous me rappelez là un excellent souvenir, monsieur le maréchal; oui, en 1771; c'était du vin de Tokay du cru impérial.
– C'était le pareil de celui-ci, que mon maître d'hôtel a l'honneur de vous verser en ce moment, monsieur le comte, répondit Richelieu en s'inclinant.
Le comte de Haga leva le verre à la hauteur de son œil et le regarda à la clarté des bougies.
Il étincelait dans le verre comme un rubis liquide.
– C'est vrai, dit-il, monsieur le maréchal: merci.
Et le comte prononça ce mot merci d'un ton si noble et si gracieux, que les assistants électrisés se levèrent d'un seul mouvement en criant:
– Vive Sa Majesté!
– C'est vrai, répondit le comte de Haga: vive Sa Majesté le roi de France! N'êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Pérouse?
– Monsieur le comte, répondit le capitaine avec cet accent à la fois caressant et respectueux de l'homme habitué à parler aux têtes couronnées, je quitte le roi il y a une heure, et le roi a été si plein de bonté pour moi, que nul ne criera plus haut: «Vive le roi!» que je ne le ferai. Seulement, comme dans une heure environ je courrai la poste pour gagner la mer, où m'attendent les deux flûtes que le roi met à ma disposition, une fois hors d'ici, je vous demanderai la permission de crier vive un autre roi que j'aimerais fort à servir, si je n'avais un si bon maître.
Et, en levant son verre, M. de La Pérouse salua humblement le comte de Haga.
– Cette santé que vous voulez porter, dit Mme du Barry, placée à la gauche du maréchal, nous sommes tous prêt, monsieur, à y faire raison. Mais encore faut-il que notre doyen d'âge la porte, comme on dirait au Parlement.
– Est-ce à toi que le propos s'adresse, Taverney, ou bien à moi? dit le maréchal en riant et en regardant son vieil ami.
– Je ne crois pas, dit