Entretiens Du Siècle Court. Marco Lupis
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Le journaliste est lâhistorien de lâinstant
Albert Camus
à Francesco, Alessandro et Caterina
Introduction
Tertium non datur [1]
Câétait lâautomne à Milan, en ce désormais lointain mois dâoctobre 1976, quand, remontant rapidement le Corso Venezia vers le théâtre San Babila, jâallais faire la première interview de ma vie.
Jâavais seize ans, et avec mon ami Alberto jâanimais pour lâune des premières radios privées italiennes, Radio Milano Libera, une émission dâinformation au titre peu original de âSpazio giovaniâ [2] .
Ces années-là étaient réellement des années formidables, où tout semblait pouvoir arriver, et arrivait effectivement. Des années merveilleuses. Des années terribles. Câétaient les années de plomb, celles de la contestation étudiante, des cercles autogérés, des grèves lycéennes, des manifestations qui débouchaient presque toujours sur la violence. Des années dâenthousiasmes énormes, riches dâun ferment culturel qui semblait devoir exploser tant il était vif, inclusif, global. Des années dâaffrontements et, parfois, de morts : dâun côté les jeunes de gauche, de lâautre ceux de droite. Tout était beaucoup plus simple quâaujourdâhui : on était dâun côté, ou de lâautre. Tertium non datur .
Mais câétait surtout des années où chacun dâentre nous avait lâimpression, et souvent bien plus quâune simple impression, de pouvoir changer les choses. De réussir -à sa mesure- à faire la différence .
Nous, dans le fond, nous traversions tranquillement ce tumulte dâexcitation, de culture et de violence. Les attentats, les bombes, les Brigades rouges étaient un arrière-plan fixe de notre adolescence âou de notre jeunesse, selon lââge- mais, somme toute, ils ne nous choquaient pas plus que ça. Nous avions rapidement appris à vivre avec, dâune manière pas très différente de celle que jâallais rencontrer des années plus tard auprès des populations vivant un conflit ou une guerre civile. Leur vie sâest adaptée à ces conditions extrêmes, un peu comme notre vie dâalors.
Avec mon ami Alberto, nous voulions vraiment essayer de faire la différence ; armés dâenthousiasmes sans limites et dâune grande, très grande inconscience, à un âge où les adolescents dâaujourdâhui passent leur temps à poster des selfies sur Instagram et à changer de smartphone, nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, nous participions aux kermesses musicales -à cette époque magique où le rock naissait et se diffusait- aux méga-concerts dans les parcs, aux ciné-clubs.
Câest pour cela quâen cet après-midi humide dâun octobre dâil y a quarante ans, nous nous hâtions vers le théâtre San Babila, des idées plein la tête et un enregistreur à cassettes dans la poche.
Le rendez-vous était fixé à 16 heures, environ une heure avant le début de la représentation de matinée. Dans les sous-sols du théâtre, où se trouvaient les loges des artistes, on nous conduisit jusquâà celle du premier rôle. Câest là que nous attendait le protagoniste de notre interview, la première de ma âcarrièreâ de journaliste : Peppino de Filippo [3] .
Je ne me rappelle pas grand chose de cet entretien, et les bandes des enregistrements de nos émissions se sont perdues dans lâun des innombrables déménagements de mon existence.
Mais je me souviens encore parfaitement aujourdâhui de cette décharge électrique subtile, de ce frisson dâénergie qui précède -je devais le comprendre mille fois par la suite- une interview importante. Une rencontre importante, car chaque interview est bien plus quâune simple série de questions et de réponses.
Peppino de Filippo était à la fin dâune carrière théâtrale et cinématographique -il devait mourir quelques années plus tard- qui avait déjà fait date. Il nous reçut devant son miroir, sans cesser de se maquiller. Il fut gentil, courtois et disponible, et fit semblant de ne pas sâétonner de trouver en face de lui deux adolescents boutonneux. Je me souviens de ses gestes calmes, méthodiques, alors quâil appliquait son maquillage de scène, qui me sembla lourd, épais, et très pâle. Mais je me souviens surtout dâune chose : la tristesse profonde de son regard. Une tristesse qui me toucha intensément, parce que je la ressentis intensément. Peut-être sentait-il que son existence touchait à son terme, ou peut-être nâétait-ce que la démonstration de ce que lâon dit depuis toujours des comiques, qui, faisant rire tout le monde, sont les personnes les plus tristes du monde.
Nous parlâmes de théâtre, et, naturellement, de son frère Eduardo [4] . Il nous raconta