Romans et contes. Theophile Gautier

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Romans et contes - Theophile Gautier

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sur l’occiput, massés en trois maigres mèches dont deux se dressaient au-dessus des oreilles et dont la troisième partait de la nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient regretter l’usage de l’antique perruque à marteaux ou de la moderne tignasse de chiendent, et couronnaient d’une façon grotesque cette physionomie de casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement chez le docteur, c’étaient les yeux; au milieu de ce visage tanné par l’âge, calciné à des cieux incandescents, usé dans l’étude, où les fatigues de la science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds, en pattes d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que les feuillets d’un livre, étincelaient deux prunelles d’un bleu de turquoise, d’une limpidité, d’une fraîcheur et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles bleues brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes concentriques dont les cercles fauves rappelaient vaguement les plumes disposées en auréole autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût dit que, par quelque sorcellerie apprise des brahmes et des pandits, le docteur avait volé des yeux d’enfant et se les était ajustés dans sa face de cadavre. Chez le vieillard, le regard marquait vingt ans; chez le jeune homme, il en marquait soixante.

      Le costume était le costume classique du médecin: habit et pantalon de drap noir, gilet de soie de même couleur, et sur la chemise un gros diamant, présent de quelque rajah ou de quelque nabab. Mais ces vêtements flottaient comme s’ils eussent été accrochés à un portemanteau, et dessinaient des plis perpendiculaires que les fémurs et les tibias du docteur cassaient en angles aigus lorsqu’il s’asseyait. Pour produire cette maigreur phénoménale, le dévorant soleil de l’Inde n’avait pas suffi. Sans doute Balthazar Cherbonneau s’était soumis, dans quelque but d’initiation, aux longs jeûnes des fakirs et tenu sur la peau de gazelle auprès des yoghis entre les quatre réchauds ardents; mais cette déperdition de substance n’accusait aucun affaiblissement. Des ligaments solides et tendus sur les mains comme les cordes sur le manche d’un violon reliaient entre eux les osselets décharnés des phalanges et les faisaient mouvoir sans trop de grincements.

      Le docteur s’assit sur le siége qu’Octave lui désignait de la main à côté du divan, en faisant des coudes comme un mètre qu’on reploie et avec des mouvements qui indiquaient l’habitude invétérée de s’accroupir sur des nattes. Ainsi placé, M. Cherbonneau tournait le dos à la lumière, qui éclairait en plein le visage de son malade, situation favorable à l’examen et que prennent volontiers les observateurs, plus curieux de voir que d’être vus. Quoique la figure du docteur fût baignée d’ombre et que le haut de son crâne, luisant et arrondi comme un gigantesque œuf d’autruche, accrochât seul au passage un rayon du jour, Octave distinguait la scintillation des étranges prunelles bleues qui semblaient douées d’une lueur propre comme les corps phosphorescents: il en jaillissait un rayon aigu et clair que le jeune malade recevait en pleine poitrine avec cette sensation de picotement et de chaleur produite par l’émétique.

      «Eh bien, monsieur, dit le docteur après un moment de silence pendant lequel il parut résumer les indices reconnus dans son inspection rapide, je vois déjà qu’il ne s’agit pas avec vous d’un cas de pathologie vulgaire; vous n’avez aucune de ces maladies cataloguées, à symptômes bien connus, que le médecin guérit ou empire; et quand j’aurai causé quelques minutes, je ne vous demanderai pas du papier pour y tracer une anodine formule du Codex au bas de laquelle j’apposerai une signature hiéroglyphique et que votre valet de chambre portera au pharmacien du coin.»

      Octave sourit faiblement, comme pour remercier M. Cherbonneau de lui épargner d’inutiles et fastidieux remèdes.

      «Mais, continua le docteur, ne vous réjouissez pas si vite; de ce que vous n’avez ni hypertrophie du cœur, ni tubercules au poumon, ni ramollissement de la moelle épinière, ni épanchement séreux au cerveau, ni fièvre typhoïde ou nerveuse, il ne s’ensuit pas que vous soyez en bonne santé. Donnez-moi votre main.»

      Croyant que M. Cherbonneau allait lui tâter le pouls et s’attendant à lui voir tirer sa montre à secondes, Octave retroussa la manche de sa gandoura, mit son poignet à découvert et le tendit machinalement au docteur. Sans chercher du pouce cette pulsation rapide ou lente qui indique si l’horloge de la vie est détraquée chez l’homme, M. Cherbonneau prit dans sa patte brune, dont les doigts osseux ressemblaient à des pinces de crabe, la main fluette, veinée et moite du jeune homme; il la palpa, la pétrit, la malaxa en quelque sorte comme pour se mettre en communication magnétique avec son sujet. Octave, bien qu’il fût sceptique en médecine, ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine émotion anxieuse, car il lui semblait que le docteur lui soutirait l’âme par cette pression, et le sang avait tout à fait abandonné ses pommettes.

      «Cher monsieur Octave, dit le médecin en laissant aller la main du jeune homme, votre situation est plus grave que vous ne pensez, et la science, telle du moins que la pratique la vieille routine européenne, n’y peut rien: vous n’avez plus la volonté de vivre, et votre âme se détache insensiblement de votre corps; il n’y a chez vous ni hypocondrie, ni lypémanie, ni tendance mélancolique au suicide.—Non!—cas rare et curieux, vous pourriez, si je ne m’y opposais, mourir sans aucune lésion intérieure ou externe appréciable. Il était temps de m’appeler, car l’esprit ne tient plus à la chair que par un fil; mais nous allons y faire un bon nœud.» Et le docteur se frotta joyeusement les mains en grimaçant un sourire qui détermina un remous de rides dans les mille plis de sa figure.

      «Monsieur Cherbonneau, je ne sais si vous me guérirez, et, après tout, je n’en ai nulle envie, mais je dois avouer que vous avez pénétré du premier coup la cause de l’état mystérieux où je me trouve. Il me semble que mon corps est devenu perméable, et laisse échapper mon moi comme un crible l’eau par ses trous. Je me sens fondre dans le grand tout, et j’ai peine à me distinguer du milieu où je plonge. La vie dont j’accomplis, autant que possible, la pantomime habituelle, pour ne pas chagriner mes parents et mes amis, me paraît si loin de moi, qu’il y a des instants où je me crois déjà sorti de la sphère humaine: je vais et je viens par les motifs qui me déterminaient autrefois, et dont l’impulsion mécanique dure encore, mais sans participer à ce que je fais. Je me mets à table aux heures ordinaires, et je parais manger et boire, quoique je ne sente aucun goût aux plats les plus épicés et aux vins les plus forts: la lumière du soleil me semble pâle comme celle de la lune, et les bougies ont des flammes noires. J’ai froid aux plus chauds jours de l’été; parfois il se fait en moi un grand silence comme si mon cœur ne battait plus et que les rouages intérieurs fussent arrêtés par une cause inconnue. La mort ne doit pas être différente de cet état si elle est appréciable pour les défunts.

      —Vous avez, reprit le docteur, une impossibilité de vivre chronique, maladie toute morale et plus fréquente qu’on ne pense. La pensée est une force qui peut tuer comme l’acide prussique, comme l’étincelle de la bouteille de Leyde, quoique la trace de ses ravages ne soit pas saisissable aux faibles moyens d’analyse dont la science vulgaire dispose. Quel chagrin a enfoncé son bec crochu dans votre foie? Du haut de quelle ambition secrète êtes-vous retombé brisé et moulu? Quel désespoir amer ruminez-vous dans l’immobilité? Est-ce la soif du pouvoir qui vous tourmente? Avez-vous renoncé volontairement à un but placé hors de la portée humaine?—Vous êtes bien jeune pour cela.—Une femme vous a-t-elle trompé?

      —Non, docteur, répondit Octave, je n’ai pas même eu ce bonheur.

      —Et cependant, reprit M. Balthazar Cherbonneau, je lis dans vos yeux ternes, dans l’habitude découragée de votre corps, dans le timbre sourd de votre voix, le titre d’une pièce de Shakspeare aussi nettement que s’il était estampé en lettres d’or sur le dos d’une reliure de maroquin.

      —Et quelle est cette pièce que je traduis sans le savoir? dit Octave, dont la curiosité s’éveillait malgré lui.

      —Love’s labour’s lost, continua

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