La terre promise. Paul Bourget

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La terre promise - Paul Bourget

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seigneur hospitalier bien connue de ceux que le caprice du voyage ou le souci d'une santé compromise ont exilés quelques mois à Palerme. C'était, ce dernier cas, celui de la comtesse. Venue de Paris dès les premiers brouillards d'automne pour achever de guérir les suites d'une fluxion de poitrine quasi mortelle, une demi-rechute l'avait aussitôt emprisonnée trois semaines durant dans sa chambre. Elle ne recommençait guère de sortir que depuis cinq ou six jours. Aussi laissait-elle avec délices ce soleil de onze heures vibrer autour de sa faiblesse. Son visage creusé se ranimait de sa pâleur. La vague griserie de la convalescence rajeunissait ses joues maigrissantes, ses paupières fatiguées, son front jauni. Les reflets blonds mêlés dans ses cheveux aux reflets d'argent semblaient plus dorés, comme si, dans la femme de cinquante ans, prématurément épuisée par les chagrins et par la maladie, un peu de la grâce d'autrefois allait reparaître. Sa bouche desséchée de fièvre s'ouvrait à cet air attiédi, où flottait, avec l'arome des roses, la senteur des arbres d'essence rare dont les bosquets étaient plantés. Ses yeux bleus, d'un bleu trop brillant, comme de quelqu'un dont la vie a été atteinte dans ses sources profondes, erraient sur ces beaux arbres, pins d'Italie ou cèdres gigantesques, autour desquels un fouillis de végétation tropicale révélait l'approche de l'Afrique. Dans les massifs, des aloès pâlissants tordaient leurs poignards barbelés. Des dattiers remuaient lentement leurs palmes d'un vert sombre. Des cactus tendaient leurs raquettes épineuses où pointaient des fruits violets. De blanches statues brillaient dans l'interstice des verdures, et la villa elle-même, toutes fenêtres closes, semblait, parmi cette paix et cette clarté de la matinée, retenir, derrière sa façade peinte de couleurs tendres, un rêve de félicité.

      Dans ce décor de solitude, animé uniquement par le frisson des feuillages ou par le vol d'un cygne dont les ailes mutilées rasaient l'eau dormante d'un invisible étang, les yeux de la mère revenaient sans cesse vers la portion du vaste et lumineux jardin où se promenaient les deux fiancés. Leur pas lent, incertain, distrait, — ce pas d'un couple heureux et dont les moindres mouvements s'harmonisent, s'épousent pour ainsi dire d'un inconscient accord, — les éloignait tour à tour et les rapprochait. Ils disparaissaient, puis reparaissaient au tournant des allées. Ils marchaient, s'arrêtaient, marchaient de nouveau. Ils se regardaient, parlaient, se taisaient, si délicieusement exaltés et ravis par ce ciel bleu, cette clarté du jour, ces arbres, ces eaux, ces fleurs, par eux-mêmes surtout, par cette magie de la présence aimée, qui mettrait le printemps là où règne l'hiver; et, ajoutée à l'enchantement d'une heure enchantée, peu s'en faut qu'elle ne dépasse les forces de l'âme! Henriette et Francis avaient autour de leurs personnes ce mystérieux rayonnement que projette l'extrême bonheur. Ils étaient comme soutenus, comme soulevés par cet intime esprit de félicité que révèle chaque geste de deux êtres qui se chérissent entièrement, absolument. Jamais la taille souple de la jeune fille n'avait été plus souple, son fin sourire plus fin, jamais son visage plus délicat, ses yeux plus bleus, sa joue plus rosée, sa bouche plus spirituelle, l'or de ses cheveux plus soyeux et plus brillant. Jamais non plus la physionomie, volontiers concentrée et réfléchie, de Francis, ne s'était éclairée d'une pensée plus radieuse. La flamme noire de ses prunelles s'adoucissait pour contempler celle qui serait bientôt sa femme, dans des regards follement caressants. À la manière dont il lui donnait le bras pour la soutenir, tout le génie protecteur d'un dévouement d'homme se devinait. Elle était si jeune, si mince, si fragile, malgré ses vingt-trois ans, qui en paraissaient à peine dix-huit, au lieu que ses trente-quatre ans à lui étaient bien marqués sur son masque bistré et creusé, si mélancolique parfois au repos, et transfiguré à cette minute par un magnétisme de félicité. C'était comme une vision d'un rêve réalisé que cette promenade, pour le tendre témoin qui contemplait les deux fiancés, pour cette mère qu'ils n'oubliaient pas même dans leur extase, car, à chaque passage près du banc de marbre, Henriette la saluait d'un sourire et d'un regard. Elle n'eût pas détourné sa blonde tête que Mme Scilly ne lui en eût certes pas voulu. Mais que sa fille lui gardât une place dans son bonheur, cette évidence lui était aussi réchauffante que ce soleil méridional aux rayons duquel son pauvre corps se caressait, pour y reprendre un peu de force, quelques années de vie encore, et elle songeait:

      — «Comme il l'aime, et comme il a raison de l'aimer! Comme elle est devenue celle que promettait son enfance! Si son père vivait, qu'il serait fier d'elle et fier de lui!... Il me dirait qu'il est content de moi, j'en suis sûre. Il me le dira un jour, bientôt... Que ce ne soit pas trop tôt, cependant!»

      En prononçant mentalement cette parole, la pauvre femme reculait de quinze ans en arrière, jusqu'à l'automne, si terrible pour elle, de 1871. Au lieu du vert et silencieux jardin où passaient et repassaient ses deux enfants, — comme elle les appelait en les bénissant ensemble dans son cœur, — elle revoyait une chambre de malade, par un matin de novembre aussi, mais d'un novembre parisien, froid, sinistre et noir. Elles étaient là toutes deux, Henriette et elle-même, agenouillées au pied d'un lit sur l'oreiller duquel se détachait une face douloureuse et pâle, celle du commandant Scilly, qui venait de mourir. Après des mois et des mois de souffrance, il avait succombé aux suites des blessures reçues dans un des combats sous Metz. Il s'était conduit là en digne petit-neveu du fameux comte Scilly, le héros de Leipsick, celui qui avait mérité d'être lieutenant dans un de ces régiments d'officiers sans régiments, que Napoléon forma en Russie avec le titre d'escadrons sacrés. Quoique tous les Scilly aient été dans l'armée depuis ce héros du premier Empire jusqu'à l'actuel divisionnaire de ce nom, et qu'une femme de soldat doive être préparée à ces cruels sacrifices, la comtesse avait cru devenir folle d'inquiétudes dès les premiers jours qui avaient suivi la déclaration de guerre. Puis, ayant rejoint son mari en Allemagne, elle l'avait ramené à Paris pour le disputer à la mort avec une passion qui l'avait, en quelques semaines, vieillie de dix ans. À ce chevet du lit de mort du seul homme qu'elle eût aimé, elle n'avait repris le courage de vivre qu'en embrassant sa fille, l'unique enfant qui lui restât des cinq qu'elle avait eus, pauvre petite créature si fragile, si sensible, si consciente déjà de son sort de demi-orpheline! Ses larmes le disaient assez, et ses soupirs, et l'étreinte désespérée dont elle saisissait sa mère en lui criant: «Ah! garde-moi, garde-moi!...» La veuve avait rendu ses baisers à Henriette, en se jurant, en jurant au souvenir du père, de la garder en effet, de lui remplacer l'absent, et une vie avait commencé tout de suite, — pour durer des années, — de retraite, de mélancolie et pourtant de douceur. Une vie de retraite, car la comtesse se trouvait brouillée avec toute la famille de son mari, y compris le général Scilly, pour des raisons personnelles au père du mort, mais elle les acceptait par scrupule de fidélité morale comme le commandant les avait acceptées lui-même, et, d'autre part, ses relations de monde se trouvaient réduites, par le grand deuil qu'elle ne cessa de porter que bien tard, à la plus stricte intimité. Une vie de mélancolie, car elle voulut que rien ne fût changé autour d'elle, et le petit hôtel du boulevard des Invalides, choisi jadis par l'officier comme plus voisin de la rue Saint-Dominique et de l'École Militaire, commença de revêtir cette physionomie un peu passée et fanée des choses que les mains touchent pieusement, tristement, pour les caresser et ne pas s'en servir. Une vie de douceur, car la petite fille qui allait et venait, toujours en noir, elle aussi, de son pas à peine appuyé d'enfant sage, à travers ces meubles dont chacun était une relique, ne faisait pas un geste, ne disait pas un mot qui ne trahît la plus jolie délicatesse de nature. Mme Scilly en jouissait avec ce mélange de délices et de souci dont est faite la félicité douloureuse des mères. Elles les savent si comptés, les jours où elles ont leur enfant auprès d'elles, tout à elles. Tandis qu'Henriette s'occupait paisiblement au travail de ses leçons, celle-ci avait pris l'habitude de mesurer la fuite de ces douces années au verdoiement ou au jaunissement des arbres du jardin de l'archevêché, aperçus par les hautes fenêtres des chambres du premier étage. Tantôt ces arbres frémissaient au renouveau, secouant au vent d'avril des grappes de fleurs, et la mère calculait combien de printemps reviendraient encore avant que sa fille eût ses dix-neuf ans. D'autres fois, le vent chassait le long des allées les débris épars de l'automne, et elle comptait les saisons écoulées depuis que le père était mort. Elle se perdait devant la petite dans des contemplations infinies, charmée tout ensemble et troublée par l'accroissement de sa taille,

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