Le comte de Moret. Alexandre Dumas

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Le comte de Moret - Alexandre Dumas

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Oui, vous vivez avec moi, et, je dirai plus, je vis par vous. Eh bien! cette vie si dévouée de votre part, si pure de la mienne, qu'une mauvaise pensée, même en vous voyant si belle, même en vous tenant entre mes bras, comme je vous tiens en ce moment, ne m'a jamais traversé l'esprit, cette vie dont vous devez être fière comme d'un sacrifice, ils vous en ont fait une honte; vous eûtes peur, vous renouvelâtes votre vœu, vous voulûtes entrer au couvent. Il me fallut solliciter du pape, à qui je faisais la guerre, un bref pour vous interdire cette retraite. Comment voulez-vous que je ne tremble pas? S'ils me tuent, ce n'est rien; au siége de La Rochelle, j'ai vingt fois risqué ma vie; mais s'ils me renversent, s'ils m'exilent, s'ils m'emprisonnent, comment vivrai-je loin de vous, hors de vous?

      —Mon oncle bien-aimé, répondit la belle dévote en fixant sur le cardinal un regard où l'on pouvait lire plus que la tendresse d'une nièce pour son oncle, et même peut-être plus que l'amour d'une fille pour son père, vous aviez cependant à cette époque été aussi bon qu'il vous était possible de l'être; mais je ne vous connaissais pas, mais je ne vous aimais pas comme je vous connais et vous aime aujourd'hui. J'ai fait un vœu, le pape m'en a relevée, aujourd'hui mon vœu n'existe donc plus. Eh bien, à cette heure je fais un serment dont vous-même n'aurez pas le pouvoir de me relever; je fais le serment, partout où vous serez, d'être; partout où vous irez, de vous suivre: palais, exil, prison, c'est tout un pour moi; le cœur ne vit pas où il bat, mais où il aime; eh bien, mon bon oncle, mon cœur est en vous, car je vous aime et n'aimerai jamais que vous.

      —Oui, mais quand ils seront vainqueurs à leur tour, vous laisseront-ils vous dévouer à moi, puisqu'ils ont failli vous en empêcher, étant vaincus? Tenez, Marie, ce que je crains plus que ma chute, plus que mon pouvoir détruit, plus que mon ambition désabusée, c'est d'être séparé de vous. Oh! si je n'avais à lutter que contre l'Espagne, que contre l'Autriche, que contre la Savoie, cela ne serait rien; mais avoir à lutter contre ceux-là même qui m'entourent, que je fais riches, heureux, puissants! Ne pas oser, quand je lève le pied, le reposer de peur de fouler quelque vipère ou d'écraser quelque scorpion, voilà ce qui m'épuise! Spinola, Walstein, Olivarès, que m'importe la lutte avec eux? Je les terrasserai. Ce ne sont pas mes vrais ennemis, mes vrais rivaux, eux! Mon vrai rival, c'est un Vauthier; mon véritable ennemi, c'est un Bérulle, un être inconnu qui intrigue dans une alcôve, ou qui rampe dans une antichambre, et dont j'ignore non-seulement le nom, mais même l'existence. Ah! je fais des tragédies.—Hélas! je n'en sais pas de plus sombre que celle que je joue! Ainsi, tout en luttant contre la flotte anglaise, tout en éventrant les murailles de La Rochelle, à force de génie, je puis le dire, quoique je parle de moi, je parviens, en dehors de mon armée, à lever 12,000 hommes en France; je les donne au duc de Nevers, héritier légitime de Mantoue et du Montferrat, pour aller conquérir son héritage.—Certes, c'était plus qu'il n'en fallait, si je n'avais eu à combattre que Philippe III, que Charles-Emmanuel, que Ferdinand II, c'est-à-dire que l'Espagne, l'Autriche et le Piémont! Mais l'astrologue Vauthier a vu dans les étoiles que l'armée ne passerait pas les monts, mais le pieux Bérulle a craint que le succès de Nevers ne rompît le bon accord qui existe entre Sa Majesté très chrétienne et lui. Ils font écrire par la reine-mère à Créquy, à Créquy que j'ai fait pair, maréchal de France, gouverneur du Dauphiné, et Créquy, qui attend ma chute pour devenir connétable, au détriment de Montmorency, refuse des vivres dont il regorge. La faim se met dans l'armée; à la suite de la faim, la désertion; à la suite de la désertion, le Savoyard! Mais ces rochers qui, en roulant des montagnes de la Savoie, ont écrasé les débris de l'armée française, qui les a poussés? Une reine de France, Marie de Médicis! Il est vrai qu'avant d'être reine de France, Marie de Médicis était fille de François, c'est-à-dire d'un assassin, et la nièce de Ferdinand, cardinal défroqué, empoisonneur de son frère et de sa belle-sœur! Eh bien, c'est ainsi que l'on fera de moi, ou plutôt de mon armée, si je ne vais pas en Italie, et l'on me minera ici jusqu'à ce que je m'écroule, si j'y vais. C'est pourtant le bien de la France que je veux: Mantoue et Montferrat, petits pays, je le sais bien, mais grandes positions militaires; Cazal, la clé des Alpes, aux mains du Savoyard, pour qu'il la prête, selon ses intérêts, tantôt à l'Autriche, tantôt à l'Espagne; Mantoue, la capitale des Gonzague, qui abrite les arts fugitifs, Mantoue, un musée, devenu, avec Venise, le dernier nid de l'Italie; Mantoue enfin, qui couvre à la fois la Toscane, le pape et Venise!—Vous ferez peut-être lever le siége de Cazal, mais vous ne sauverez pas Mantoue, m'écrit Gustave Adolphe! Ah! si je n'étais pas cardinal, si je ne relevais pas de Rome, je ne voudrais pas d'autre allié que Gustave-Adolphe! Mais le moyen de faire alliance avec les protestants du Midi? Si je pouvais réunir tout à la fois dans ma main le pouvoir spirituel et temporel. Légat à vie! et quand on pense que c'est un charlatan, un Vauthier, un sot, un Bérulle, qui empêchent un pareil projet de s'accomplir!

      Il se leva.

      —Et quand on pense encore, ajouta-t-il, que je les tiens toutes! la belle-fille et la belle-mère. Que je puis, quand je voudrai m'en donner la peine, avoir la preuve de l'adultère de l'une et de la complicité de l'autre dans le meurtre de Henri IV, et que, quand les paroles sont toutes prêtes à jaillir de ma gorge, j'étouffe, je ne parle pas, pour ne pas compromettre la gloire de la couronne de France.

      —Mon oncle! s'écria Mme de Combalet effrayée.

      —Oh! j'ai mes témoins, continua le cardinal, Mme de Bellier et Patrocle pour la reine Anne d'Autriche, la d'Escoman pour Marie de Médicis; j'irai la chercher dans son égout des Filles repenties, la pauvre martyre, et si elle est morte, je ferai parler son cadavre.

      Il marchait avec agitation.

      —Mon cher oncle, dit Mme de Combalet, en allant se mettre sur son chemin, ne parlez pas de tout cela ce soir, vous y penserez demain.

      —Vous avez raison, Marie, dit Richelieu, reprenant par la force de sa prodigieuse volonté toute sa puissance sur lui même. Qu'avez-vous fait aujourd'hui? D'où venez-vous?

      —J'ai été chez Mme de Rambouillet.

      —Que s'y est-il passé? Qu'a-t-on fait de beau? Qu'a-t-on dit de bien chez l'illustre Parthenis? dit le cardinal en essayant de sourire.

      —On a présenté un jeune poëte qui arrive de Rouen.

      —Ils tiennent donc manufacture de poëtes à Rouen. Il n'y a pas trois mois que Rotrou descend du coche.

      —Eh bien, c'est justement Rotrou qui l'a présenté comme un de ses amis.

      —Et comment l'appelle-t-on, ce poëte?

      —Pierre Corneille.

      Le cardinal fit un mouvement de tête et d'épaule qui voulait dire: Inconnu.

      —Et sans doute il arrive avec quelque tragédie en poche?

      —Avec une comédie en cinq actes.

      —Qui a pour titre?

      —Mélite.

      —Ce n'est point un nom historique.

      —Non, c'est un sujet de fantaisie. Rotrou prétend qu'il est destiné à effacer tous les poëtes passés, présents et futurs.

      —L'impertinent!

      Mme de Combalet vit qu'elle touchait une corde délicate; elle rompit les chiens.

      —Puis, ajouta-t-elle, Mme de Rambouillet nous a fait une surprise; elle a fait bâtir, sans rien dire à personne, en faisant passer maçons et charpentiers par-dessus les murailles des Quinze Vingts, un appendice à son hôtel, une chambre ravissante toute tendue en velours bleu, or et argent. Je n'ai encore

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