Partie carrée. Theophile Gautier

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Partie carrée - Theophile Gautier

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de fumée de tabac et de l'âcre parfum du wiskey, flottait dans cette chambre et prouvait, de la part de ceux qui la pouvaient soutenir des nerfs olfactifs bien robustes.

      Pourtant, les trois ou quatre individus qui s'y tenaient ne semblaient pas en souffrir. Au contraire, une sensation de grossier bien-être épanouissait leurs faces plombées et communes.

      Ils portaient des habits noirs, des gilets de satin et des chapeaux ronds; mais, avant d'arriver à eux, ces habits, partis peut-être du beau Brummel, avaient dû accomplir bien des pèlerinages et subir bien des mésaventures. Ces vêtements délabrés, d'un drap jadis soyeux, d'une coupe dont l'élégance se devinait encore, et qui, dans leur dégradation, gardaient quelque chose du pli que leur avaient fait prendre leurs premiers et fashionables possesseurs, formaient une caricature tristement plaisante, un muet poème satirique plein de raillerie et de dérision.

      Un seul d'entre eux ne portait pas ce costume mondainement misérable. Une chemise de laine rouge, une cotte de toile goudronnée, un chapeau de cuir ayant pour jugulaire une ficelle, tel était son habillement, celui d'un simple matelot.

      Une expression d'audace relevait ce que ses traits pouvaient avoir de trivial et de dur, et, dans ses yeux d'un bleu clair et froid comme celui des océans polaires, brillait un rayon d'intelligence.

      Les autres semblaient, du reste, lui parler avec une sorte de déférence, quoiqu'il fût accoudé à la même table et se versât des rasades du même pot de double bière.

      —Eh bien, Saunders, dit l'un des hommes en habit noir au matelot en vareuse rouge, l'heure approche où le gentleman pour qui nous devons travailler va venir.

      —Oui, répondit laconiquement Saunders, qui s'occupait, tout en buvant, à pétrir dans le creux de sa main un corps noirâtre pressé entre deux linges.

      —Est-ce que vous le connaissez, Saunders, ce gentleman? continua l'interlocuteur.

      —Non, répliqua Saunders, décidément ami du style monosyllabique.

      —Ah! ajouta, comme pour fermer la conversation, le personnage à l'habit noir, en s'accoudant à la table d'un air méditatif.

      Saunders se leva, et, se dirigeant du côté du foyer, présenta à la flamme la substance brune, qu'il étala sur le linge coupé en forme de masque.

      —Est-ce que vous avez envie de vous déguiser et d'aller au bal masqué avec la belle Nancy? reprit le parleur obstiné.

      —J'ai une démangeaison furieuse, Noll, de te camper cette emplâtre sur le museau et de te clore ainsi le bec, insupportable bavard! répondit Saunders avec un grognement aussi agréable que celui d'un ours blanc agacé sur une banquise par une gaffe de baleinier. Au lieu de me questionner, va plutôt lever la trappe, et appelle, pour savoir si les autres sont arrivés.

      Noll se dirigea vers un coin de la pièce, déplaça une malle et quelques paquets, saisi un anneau incrusté dans le plancher, et souleva, avec l'aide de son camarade Bob, une trappe assez lourde.

      Lorsque la trappe s'ouvrit, une bouffée d'air froid et chargé de vapeurs d'eau s'engouffra dans la chambre.

      Bob, roidissant ses bras, qui, bien que minces et décharnés, ne manquaient pas de vigueur, soutint la trappe à demi entr'ouverte.

      S'agenouillant sur le bord de la cavité, Noll plongea sa tête dans le gouffre: le fond en était si obscur, qu'on n'y pouvait rien démêler; cependant la force et la fraîcheur du courant d'air ne permettaient pas de penser que cette trappe fût l'ouverture d'une cave, et, en prêtant une oreille attentive, on eût discerné, dans le lointain, comme un sourd clapotis d'eau.

      —Je n'entends rien, dit Noll après quelques minutes d'auscultation; je m'en vais faire le signal.

      Et il poussa un cri modulé et guttural qui résonna dans les profondeurs du souterrain, sans obtenir d'autre réponse que celle de l'écho.

      —Au fait, dit Saunders, nous n'avons pas encore besoin d'eux, et il n'est guère agréable de se morfondre sous cette voûte noire.—Il fera nuit de bonne heure aujourd'hui, continua-t-il mentalement, en jetant les yeux vers les deux barreaux par où l'on eût pu apercevoir le ciel, si les flocons du brouillard, de plus en plus épais, ne l'avaient complètement intercepté. Tant mieux, notre besogne en sera plus facile...—Bob, le chariot chargé de marchandises qui doit obstruer le bout de la ruelle, de peur qu'on ne nous dérange pendant cette opération, est-il prêt à marcher?

      —Oui, maître Saunders; Cuddy est à la tête de ses chevaux et vous fera un embarras si compacte, qu'une belette ne pourrait s'introduire dans la ruelle. Oh! le drôle est adroit. A le voir ainsi fagoté, on dirait qu'il n'a fait autre chose de sa vie que de conduire des voitures; ce n'est pourtant pas son métier, répondit Bob en riant et comme enchanté de cette facétie. Vous travaillerez là comme dans un bois ou sur une plage déserte.

      —Vous avez trop d'esprit, Bob, répondit Saunders; vous ne vivrez pas jusqu'à votre mort, prenez-y garde!

      Pendant que ceci se passait dans la chambre historiée des merveilleux gribouillages que nous avons décrits, une yole fine, légère, taillée en poisson, et manœuvrée par quatre rameurs qu'on aurait cru animés par un mécanisme, tant leurs mouvements s'opéraient avec une précision mathématique, remontait le cours de la Tamise sans paraître fatiguée de l'agitation des vagues et du remous de la marée. Les avirons s'enfonçaient dans l'eau sans en faire jaillir une goutte, s'ouvraient et se fermaient avec la facilité d'un éventail de jolie femme.

      Quoique la brume, qui s'épaississait toujours, rendît la navigation difficile et multipliât les chances d'abordage dans ces rues de navires qui forment une ville maritime en avant du pont de Londres, la yole se faufilait en frétillant entre les obstacles avec une adresse et une légèreté inouïes. On eût dit qu'elle portait à sa proue, tant était grande sa sensibilité divinatrice, ces tentacules qui font pressentir les objets à de certains insectes et qui sont comme la vue du toucher.

      Quand elle eut dépassé le pont de Londres, dont les arches énormes, s'ébauchant par de grandes masses noires sur le ciel grisâtre, formaient un de ces effets à la Martynn que les Anglais appellent babylonian, et qu'elle se trouva dans un bassin relativement plus libre, elle fila avec une vélocité double. Elle eût, comme une truite, remonté une écluse de moulin ou une cascade.

      Bientôt elle dépassa successivement les ponts de Southwark, de Blackfriars, et, serrant la rive de plus près, se mit à longer Temple-Hall et Temple-Gardens; puis, rasant Somerset-House, elle se glissa sous l'arche du pont de Waterloo la plus voisine de terre, se rapprocha du bord, et vint s'engouffrer dans une arcade basse à demi masquée par les saillies des avant-corps au milieu desquels elle était pratiquée. Quelques bateaux chargés étaient amarrés autour, et ce bâtiment, fait de briques et de planches, autant qu'on pouvait le démêler à travers le brouillard, avait l'air d'un magasin ou d'un entrepôt de marchandises.

      L'embarcation pénétra sous cette voûte basse, qui s'étendait beaucoup plus qu'on n'aurait pu le croire d'abord; un coude soudain, fait à peu de distance de l'orifice, en dissimulait habilement la profondeur.

      Après quelques minutes d'une nage prudente, les nageurs sortirent leurs avirons de l'eau, et l'un d'eux, cherchant à tâtons un anneau scellé dans le mur, après l'avoir rencontré, y passa une corde et attacha la yole; puis, les uns après les autres, ils sautèrent sur la première marche, à moitié couverte d'eau, d'un escalier que leur habitude des localités leur fit trouver sur-le-champ, malgré

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