L'Étranger. Albert Camus

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L'Étranger - Albert Camus

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sommes arrivés en nage chez Céleste. Il était toujours là, avec son gros ventre, son tablier et ses moustaches blanches. Il m’a demandé si «ça allait quand même». Je lui ai dit que oui et que j’avais faim. J’ai mangé très vite et j’ai pris du café. Puis je suis rentré chez moi, j’ai dormi un peu parce que j’avais trop bu de vin et, en me réveillant, j’ai eu envie de fumer. Il était tard et j’ai couru pour attraper un tram. J’ai travaillé tout l’après-midi. Il faisait très chaud dans le bureau et le soir, en sortant, j’ai été heureux de revenir en marchant lentement le long des quais. Le ciel était vert, je me sentais content. Tout de même, je suis rentré directement chez moi parce que je voulais me préparer des pommes de terres bouillies.

      En montant, dans l’escalier noir, j’ai heurté le vieux Salamano, mon voisin de palier. Il était avec son chien. Il y a huit ans qu’on les voit ensemble. L’épagneul a une maladie de peau, le rouge, je crois, qui lui fait perdre presque tous ses poils et qui le couvre de plaques et de croûtes brunes. A force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler. Il a des croûtes rougeâtres sur le visage et le poil jaune et rare. Le chien, lui, a pris de son patron une sorte d’allure voûtée, le museau en avant et le cou tendu. Ils ont l’air de la même race et pourtant ils se détestent. Deux fois par jour, à onze heures et à six heures, le vieux mène son chien promener. Depuis huit ans, ils n’ont pas changé leur itinéraire. On peut les voir le long de la rue de Lyon, le chien tirant l’homme jusqu’à ce que le vieux Salamano bute. Il bat son chien alors et il l’insulte. Le chien rampe de frayeur et se laisse traîner. A ce moment, c’est au vieux de le tirer. Quand le chien a oublié, il entraîne de nouveau son maître et il est de nouveau battu et insulté. Alors, ils restent tous les deux sur le trottoir et ils se regardent, le chien avec terreur, l’homme avec haine. C’est ainsi tous les jours. Quand le chien veut uriner, le vieux ne lui en laisse pas le temps et il le tire, l’épagneul semant derrière lui une traînée de petites gouttes. Si par hasard le chien fait dans la chambre, alors il est encore battu. Il y a huit ans que cela dure. Céleste dit toujours que «c’est malheureux», mais au fond, personne ne peut savoir. Quand je l’ai rencontré dans l’escalier, Salamano était en train d’insulter son chien. Il lui disait: «Salaud! Charogne!» et le chien gémissait. J’ai dit: «Bonsoir», mais le vieux insultait toujours. Alors je lui ai demandé ce que le chien lui avait fait. Il ne m’a pas répondu. Il disait seulement: «Salaud! Charogne!» Je le devinais, penché sur son chien, en train d’arranger quelque chose sur le collier. J’ai parlé plus fort. Alors sans se retourner, il m’a répondu avec une sorte de rage rentrée: «Il est toujours là.» Puis il est parti en tirant la bête qui se laissait traîner sur ses quatre pattes, et gémissait.

      Juste à ce moment est entré mon deuxième voisin de palier. Dans le quartier, on dit qu’il vit des femmes. Quand on lui demande son métier, pourtant, il est «magasinier». En général, il n’est guère aimé. Mais il me parle souvent et quelquefois il passe un moment chez moi parce que je l’écoute. Je trouve que ce qu’il dit est intéressant. D’ailleurs, je n’ai aucune raison de ne pas lui parler. Il s’appelle Raymond Sintès. Il est assez petit, avec de larges épaules et un nez de boxeur. Il est toujours habillé très correctement. Lui aussi m’a dit, en parlant de Salamano: «Si c’est pas malheureux!» Il m’a demandé si ça ne me dégoûtait pas et j’ai répondu que non.

      Nous sommes montés et j’allais le quitter quand il m’a dit: «J’ai chez moi du boudin et du vin. Si vous voulez manger un morceau avec moi?…» J’ai pensé que cela m’éviterait de faire ma cuisine et j’ai accepté. Lui aussi n’a qu’une chambre, avec une cuisine sans fenêtre. Au-dessus de son lit, il a un ange en stuc blanc et rose, des photos de champions et deux ou trois clichés de femmes nues. La chambre était sale et le lit défait. Il a d’abord allumé sa lampe à pétrole, puis il a sorti un pansement assez douteux de sa poche et a enveloppé sa main droite. Je lui ai demandé ce qu’il avait. Il m’a dit qu’il avait eu une bagarre avec un type qui lui cherchait des histoires.

      «Vous comprenez, monsieur Meursault, m’a-t-il dit, c’est pas que je suis méchant, mais je suis vif.» L’autre, il m’a dit: «Descends du tram si tu es un homme.» Je lui ai dit: «Allez, reste tranquille.» Il m’a dit que je n’étais pas un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit: «Assez, ça vaut mieux, ou je vais te mûrir.» Il m’a répondu: «De quoi?» Alors je lui en ai donné un. Il est tombé. Moi, j’allais le relever. Mais il m’a donné des coups de pied de par terre. Alors je lui ai donné un coup de genou et deux taquets. Il avait la figure en sang. Je lui ai demandé s’il avait son compte. Il m’a dit: «Oui.»

      Pendant tout ce temps, Sintès arrangeait son pansement. J’étais assis sur le lit. Il m’a dit: «Vous voyez que je ne l’ai pas cherché. C’est lui qui m’a manqué.» C’était vrai et je l’ai reconnu. Alors il m’a déclaré que, justement, il voulait me demander un conseil au sujet de cette affaire, que moi, j’étais un homme, je connaissais la vie, que je pouvais l’aider et qu’ensuite il serait mon copain. Je n’ai rien dit et il m’a demandé encore si je voulais être son copain. J’ai dit que ça m’était égal: il a eu l’air content. Il a sorti du boudin, il l’a fait cuire à la poêle, et il a installé des verres, des assiettes, des couverts et deux bouteilles de vin. Tout cela en silence. Puis nous nous sommes installés. En mangeant, il a commencé à me raconter son histoire. Il hésitait d’abord un peu. «J’ai connu une dame… c’était pour autant dire ma maîtresse.» L’homme avec qui il s’était battu était le frère de cette femme. Il m’a dit qu’il l’avait entretenue. Je n’ai rien répondu et pourtant il a ajouté tout de suite qu’il savait ce qu’on disait dans le quartier, mais qu’il avait sa conscience pour lui et qu’il était magasinier.

      «Pour en venir à mon histoire, m’a-t-il dit, je me suis aperçu qu’il y avait de la tromperie.» Il lui donnait juste de quoi vivre. Il payait lui-même le loyer de sa chambre et il lui donnait vingt francs par jour pour la nourriture. «Trois cents francs de chambre, six cents francs de nourriture, une paire de bas de temps en temps, ça faisait mille francs. Et madame ne travaillait pas. Mais elle me disait que c’était juste, qu’elle n’arrivait pas avec ce que je lui donnais. Pourtant, je lui disais: «Pourquoi tu travailles pas une demi-journée? Tu me soulagerais bien pour toutes ces petites choses. Je t’ai acheté un ensemble ce mois-ci, je te paye vingt francs par jour, je te paye le loyer et toi, tu prends le café l’après-midi avec tes amies. Tu leur donnes le café et le sucre. Moi, je te donne l’argent. J’ai bien agi avec toi et tu me le rends mal.» Mais elle ne travaillait pas, elle disait toujours qu’elle n’arrivait pas et c’est comme ça que je me suis aperçu qu’il y avait de la tromperie.»

      Il m’a alors raconté qu’il avait trouvé un billet de loterie dans son sac et qu’elle n’avait pas pu lui expliquer comment elle l’avait acheté. Un peu plus tard, il avait trouvé chez elle «une indication» du mont-de-piété qui prouvait qu’elle avait engagé deux bracelets. Jusque-là, il ignorait l’existence de ces bracelets. «J’ai bien vu qu’il y avait de la tromperie. Alors, je l’ai quittée. Mais d’abord, je l’ai tapée. Et puis, je lui ai dit ses vérités. Je lui ai dit que tout ce qu’elle voulait, c’était s’amuser avec sa chose. Comme je lui ai dit, vous comprenez, monsieur Meursault: «Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du bonheur que je te donne. Tu connaîtras plus tard le bonheur que tu avais.»

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