Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas
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Arrivé devant la porte, le groupe s’arrêta: il eût été difficile de décider si ce fut le cheval qui arrêta l’homme ou l’homme qui arrêta le cheval; mais en tout cas le cavalier mit pied à terre, et, tirant l’animal par la bride, il alla l’attacher au tourniquet d’un contrevent délabré qui ne tenait plus qu’à un gond; puis s’avançant vers la porte, en essuyant d’un mouchoir de coton rouge son front ruisselant de sueur, le prêtre frappa trois coups sur le seuil, du bout ferré de la canne qu’il tenait à la main.
Aussitôt, un grand chien noir se leva et fit quelques pas en aboyant et en montrant ses dents blanches et aiguës; double démonstration hostile qui prouvait le peu d’habitude qu’il avait de la société.
Aussitôt, un pas lourd ébranla l’escalier de bois rampant le long de la muraille, et que descendait, en se courbant et à reculons, l’hôte du pauvre logis à la porte duquel se tenait le prêtre.
«Me voilà! disait Caderousse tout étonné, me voilà! veux-tu te taire, Margottin! N’ayez pas peur, monsieur, il aboie, mais il ne mord pas. Vous désirez du vin, n’est-ce pas? car il fait une polissonne de chaleur… Ah! pardon, interrompit Caderousse, en voyant à quelle sorte de voyageur il avait affaire, je ne savais pas qui j’avais l’honneur de recevoir; que désirez-vous, que demandez-vous, monsieur l’abbé? je suis à vos ordres.»
Le prêtre regarda cet homme pendant deux ou trois secondes avec une attention étrange, il parut même chercher à attirer de son côté sur lui l’attention de l’aubergiste; puis, voyant que les traits de celui-ci n’exprimaient d’autre sentiment que la surprise de ne pas recevoir une réponse, il jugea qu’il était temps de faire cesser cette surprise, et dit avec un accent italien très prononcé:
«N’êtes-vous pas monsou Caderousse?
– Oui, monsieur, dit l’hôte peut-être encore plus étonné de la demande qu’il ne l’avait été du silence, je le suis en effet; Gaspard Caderousse, pour vous servir.
– Gaspard Caderousse… oui, je crois que c’est là le prénom et le nom; vous demeuriez autrefois Allées de Meilhan, n’est-ce pas? au quatrième?
– C’est cela.
– Et vous y exerciez la profession de tailleur?
– Oui, mais l’état a mal tourné: il fait si chaud à ce coquin de Marseille que l’on finira, je crois, par ne plus s’y habiller du tout. Mais à propos de chaleur, ne voulez-vous pas vous rafraîchir, monsieur l’abbé?
– Si fait, donnez-moi une bouteille de votre meilleur vin, et nous reprendrons la conversation, s’il vous plaît, où nous la laissons.
– Comme il vous fera plaisir, monsieur l’abbé» dit Caderousse.
Et pour ne pas perdre cette occasion de placer une des dernières bouteilles de vin de Cahors qui lui restaient, Caderousse se hâta de lever une trappe pratiquée dans le plancher même de cette espèce de chambre du rez-de-chaussée, qui servait à la fois de salle et de cuisine.
Lorsque au bout de cinq minutes il reparut, il trouva l’abbé assis sur un escabeau, le coude appuyé à une table longue, tandis que Margottin, qui paraissait avoir fait sa paix avec lui en entendant que, contre l’habitude, ce voyageur singulier allait prendre quelque chose, allongeait sur sa cuisse son cou décharné et son œil langoureux.
«Vous êtes seul? demanda l’abbé à son hôte, tandis que celui-ci posait devant lui la bouteille et un verre.
– Oh! mon Dieu! oui! seul ou à peu près, monsieur l’abbé; car j’ai ma femme qui ne me peut aider en rien, attendu qu’elle est toujours malade, la pauvre Carconte.
– Ah! vous êtes marié! dit le prêtre avec une sorte d’intérêt, et en jetant autour de lui un regard qui paraissait estimer à sa mince valeur le maigre mobilier du pauvre ménage.
– Vous trouvez que je ne suis pas riche, n’est-ce pas monsieur l’abbé? dit en soupirant Caderousse; mais que voulez-vous! il ne suffit pas d’être honnête homme pour prospérer dans ce monde.»
L’abbé fixa sur lui un regard perçant.
«Oui, honnête homme; de cela, je puis me vanter, monsieur, dit l’hôte en soutenant le regard de l’abbé, une main sur sa poitrine et en hochant la tête du haut en bas; et, dans notre époque, tout le monde n’en peut pas dire autant.
– Tant mieux si ce dont vous vous vantez est vrai, dit l’abbé; car tôt ou tard, j’en ai la ferme conviction, l’honnête homme est récompensé et le méchant puni.
– C’est votre état de dire cela, monsieur l’abbé; c’est votre état de dire cela, reprit Caderousse avec une expression amère; après cela, on est libre de ne pas croire ce que vous dites.
– Vous avez tort de parler ainsi, monsieur, dit l’abbé, car peut-être vais-je être moi-même pour vous, tout à l’heure, une preuve de ce que j’avance.
– Que voulez-vous dire? demanda Caderousse d’un air étonné.
– Je veux dire qu’il faut que je m’assure avant tout si vous êtes celui à qui j’ai affaire.
– Quelles preuves voulez-vous que je vous donne?
– Avez-vous connu en 1814 ou 1815 un marin qui s’appelait Dantès?
– Dantès!… si je l’ai connu, ce pauvre Edmond! je le crois bien! c’était même un de mes meilleurs amis! s’écria Caderousse, dont un rouge de pourpre envahit le visage, tandis que l’œil clair et assuré de l’abbé semblait se dilater pour couvrir tout entier celui qu’il interrogeait.
– Oui, je crois en effet qu’il s’appelait Edmond.
– S’il s’appelait Edmond, le petit! je le crois bien! aussi vrai que je m’appelle, moi, Gaspard Caderousse. Et qu’est-il devenu, monsieur, ce pauvre Edmond? continua l’aubergiste; l’auriez-vous connu? vit-il encore? est-il libre? est-il heureux?
– Il est mort prisonnier, plus désespéré et plus misérable que les forçats qui traînent leur boulet au bagne de Toulon.»
Une pâleur mortelle succéda sur le visage de Caderousse à la rougeur qui s’en était d’abord emparée. Il se retourna et l’abbé lui vit essuyer une larme avec un coin du mouchoir rouge qui lui servait de coiffure.
«Pauvre petit! murmura Caderousse. Eh bien, voilà encore une preuve de ce que je vous disais monsieur l’abbé, que le Bon Dieu n’était bon que pour les mauvais. Ah! continua Caderousse, avec ce langage coloré des gens du Midi, le monde va de mal en pis, qu’il tombe donc du ciel deux jours de poudre et une heure de feu, et que tout soit dit!
– Vous paraissez aimer ce garçon de tout votre cœur, monsieur, demanda l’abbé.
– Oui,