L'île des pingouins. Anatole France
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Durant trente-sept années encore, le bienheureux Maël évangélisa les païens de l’intérieur des terres. Il éleva deux cent dix-huit chapelles et soixante-quatorze abbayes.
Or, un certain jour, en la cité de Vannes, où il annonçait l’Évangile, il apprit que les moines d’Yvern s’étaient relâchés en son absence de la règle de saint Gal. Aussitôt, avec le zèle de la poule qui rassemble ses poussins, il se rendit auprès de ses enfants égarés. Il accomplissait alors sa quatre-vingt-dix-septième année; sa taille s’était courbée, mais ses bras restaient encore robustes et sa parole se répandait abondamment comme la neige en hiver au fond des vallées.
L’abbé Budoc remit à saint Maël le bâton de frêne et l’instruisit de l’état malheureux où se trouvait l’abbaye. Les religieux s’étaient querellés sur la date à laquelle il convenait de célébrer la fête de Pâques. Les uns tenaient pour le calendrier romain, les autres pour le calendrier grec, et les horreurs d’un schisme chronologique déchiraient le monastère.
Il régnait encore une autre cause de désordres. Les religieuses de l’île de Gad, tristement tombées de leur vertu première, venaient à tout moment en barque sur la côte d’Yvern. Les religieux les recevaient dans le bâtiment des hôtes et il en résultait des scandales qui remplissaient de désolation les âmes pieuses.
Ayant terminé ce fidèle rapport, l’abbé Budoc conclut en ces termes:
– Depuis la venue de ces nonnes, c’en est fait de l’innocence et du repos de nos moines.
– Je le crois volontiers, répondit le bienheureux Maël. Car la femme est un piège adroitement construit: on y est pris dès qu’on l’a flairé. Hélas! l’attrait délicieux de ces créatures s’exerce de loin plus puissamment encore que de près. Elles inspirent d’autant plus le désir qu’elles le contentent moins. De là ce vers d’un poète à l’une d’elles:
Présente je vous fuis, absente je vous trouve.
Aussi voyons-nous, mon fils, que les blandices de l’amour charnel sont plus puissantes sur les solitaires et les religieux que sur les hommes qui vivent dans le siècle. Le démon de la luxure m’a tenté toute ma vie de diverses manières, et les plus rudes tentations ne me vinrent pas de la rencontre d’une femme, même belle et parfumée. Elles me vinrent de l’image d’une femme absente. Maintenant encore, plein de jours et touchant à ma quatre-vingt-dix-huitième année, je suis souvent induit par l’Ennemi à pécher contre la chasteté, du moins en pensée. La nuit, quand j’ai froid dans mon lit et que se choquent avec un bruit sourd mes vieux os glacés, j’entends des voix qui récitent le deuxième verset du troisième livre des Rois: Dixerunt ergo et servi sui: Quaeramus domino nostro regi adolescentulam virginem, et stet coram rege et foveat eum, dormiatque in sinu suo, et calefaciat dominum nostrum regem. Et le Diable me montre une enfant dans sa première fleur qui me dit:– Je suis ton Abilag; je suis ta Sunamite. O mon seigneur, fais-moi une place dans la couche.
Croyez-moi, ajouta le vieillard, ce n’est pas sans un secours particulier du Ciel qu’un religieux peut garder sa chasteté de fait et d’intention.
S’appliquant aussitôt à rétablir l’innocence et la paix dans le monastère, il corrigea le calendrier d’après les calculs de la chronologie et de l’astronomie et le fit accepter par tous les religieux; il renvoya les filles déchues de sainte Brigide dans leur monastère; mais loin de les chasser brutalement, il les fit conduire à leur navire avec des chants de psaumes et de litanies.
– Respectons en elles, disait-il, les filles de Brigide et les fiancées du Seigneur. Gardons-nous d’imiter les pharisiens qui affectent de mépriser les pécheresses. Il faut humilier ces femmes dans leur péché et non dans leur personne et leur faire honte de ce qu’elles ont fait et non de ce qu’elles sont: car elles sont des créatures de Dieu.
Et le saint homme exhorta ses religieux à fidèlement observer la règle de leur ordre:
– Quand il n’obéit pas au gouvernail, leur dit-il, le navire obéit à l’écueil.
CHAPITRE III. LA TENTATION DE SAINT MAËL
Le bienheureux Maël avait à peine rétabli l’ordre dans l’abbaye d’Yvern quand il apprit que les habitants de l’île d’Hoedic, ses premiers catéchumènes, et de tous les plus chers à son coeur, étaient retournés au paganisme et qu’ils suspendaient des couronnes de fleurs et des bandelettes de laine aux branches du figuier sacré.
Le batelier qui portait ces douloureuses nouvelles exprima la crainte que bientôt ces hommes égarés ne détruisissent par le fer et par le feu la chapelle élevée sur le rivage de leur île.
Le saint homme résolut de visiter sans retard ses enfants infidèles afin de les ramener à la foi et d’empêcher qu’ils ne se livrassent à des violences sacrilèges. Comme il se rendait à la baie sauvage où son auge de pierre était mouillée, il tourna ses regards sur les chantiers qu’il avait établis trente ans auparavant, au fond de cette baie, pour la construction des navires, et qui retentissaient, à cette heure, du bruit des scies et des marteaux.
À ce moment, le Diable qui ne se lasse jamais, sortit des chantiers, s’approcha du saint homme, sous la figure d’un religieux nommé Samson et le tenta en ces termes:
– Mon père, les habitants de l’île d’Hoedic commettent incessamment des péchés. Chaque instant qui s’écoule les éloigne de Dieu. Ils vont bientôt porter le fer et le feu dans la chapelle que vous avez élevée de vos mains vénérables sur le rivage de l’île. Le temps presse. Ne pensez- vous point que votre auge de pierre vous conduirait plus vite vers eux, si elle était gréée comme une barque, et munie d’un gouvernail, d’un mât et d’une voile; car alors vous seriez poussé par le vent. Vos bras sont robustes encore et propres à gouverner une embarcation. On ferait bien aussi de mettre une étrave tranchante à l’avant de votre auge apostolique. Vous êtes trop sage pour n’en avoir pas eu déjà l’idée.
– Certes, le temps presse, répondit le saint homme. Mais agir comme vous dites, mon fils Samson, ne serait-ce pas me rendre semblable à ces hommes de peu de foi, qui ne se fient point au Seigneur? Ne serait-ce point mépriser les dons de Celui qui m’a envoyé la cuve de pierre sans agrès ni voilure?
À cette question, le Diable, qui est grand théologien, répondit par cette autre question:
– Mon père, est-il louable d’attendre, les bras croisés, que vienne le secours d’en haut, et de tout demander à Celui qui peut tout, au lieu d’agir par prudence humaine et de s’aider soi-même?
– Non certes, répondit le saint vieillard Maël, et c’est tenter Dieu que de négliger d’agir par prudence humaine.
– Or, poussa le Diable, la prudence n’est-elle point, en ce cas-ci, de gréer la cuve?
– Ce serait prudence si l’on ne pouvait d’autre manière arriver à point.
– Eh! eh! votre cuve est-elle donc bien rapide?
– Elle l’est autant qu’il plaît à Dieu.
– Qu’en savez-vous? Elle va comme la mule de l’abbé Budoc. C’est un vrai sabot. Vous est-il défendu de la rendre plus vite?
– Mon