Au Bonheur des Dames. Emile Zola
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– Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, et dont le désir d’être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu de toute cette passion.
Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de son regard.
– Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s’il est raisonnable qu’un simple magasin de nouveautés se mette à vendre de n’importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, les nouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd’hui, elles n’ont plus que l’idée de monter sur le dos des voisins et de tout manger… Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petites boutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret les ruine… Tiens! Bédoré et sœur, la bonneterie de la rue Gaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. Chez Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, on en est à baisser les prix, à lutter de bon marché. Et l’effet du fléau, de cette peste, se fait sentir jusqu’à la rue Neuve-des-Petits-Champs, où je me suis laissé dire que MM. Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient tenir le coup… Hein? des calicots qui vendent des fourrures, c’est trop drôle! Une idée du Mouret encore!
– Et les gants, dit Mme Baudu. N’est-ce pas monstrueux? il a osé créer un rayon de ganterie!… Hier, comme je passais rue Neuve-Saint-Augustin, Quinette se trouvait sur sa porte, l’air si triste, que je n’ai pas voulu lui demander si les affaires allaient bien.
– Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c’est le comble! Bourras est persuadé que le Mouret a voulu simplement le couler; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluies avec des étoffes?… Mais Bourras est solide, il ne se laissera pas égorger. Nous allons rire, un de ces jours.
Il parla d’autres commerçants, il passa le quartier en revue. Parfois, des aveux lui échappaient: si Vinçard tâchait de vendre, tous n’avaient plus qu’à faire leurs paquets, car Vinçard était comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vont crouler. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance, une entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse. Depuis un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées, la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.
– Moi, jusqu’ici, je n’ai pas trop à me plaindre. Oh! il m’a fait du tort, le gredin! Mais il ne tient encore que les draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plus forts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter les articles d’homme, les velours de chasse, les livrées; sans parler des flanelles et des molletons, dont je le défie bien d’avoir un assortiment aussi complet… Seulement, il m’asticote, il croit me faire tourner le sang, parce qu’il a mis son rayon de draperie, là, en face. Tu as vu son étalage, n’est-ce pas? Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d’un encadrement de pièces de drap, une vraie parade de saltimbanque pour raccrocher les filles… Foi d’honnête homme! je rougirais d’employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeuf est connu, et il n’a pas besoin à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle que je l’ai prise, avec ses quatre pièces d’échantillon, à droite et à gauche, pas davantage!
L’émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit de prendre la parole, après un silence.
– Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer… Aujourd’hui encore, Mme Desforges et Mme de Boves sont venues. J’attends Mme Marty pour des flanelles.
– Moi, déclara Colomban, j’ai reçu hier une commande de Mme Bourdelais. Il est vrai qu’elle m’a parlé d’une cheviotte anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, la même que chez nous, paraît-il.
– Et dire, murmura Mme Baudu de sa voix fatiguée, que nous avons vu cette maison-là grande comme un mouchoir de poche! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque les Deleuze l’ont fondée, elle avait seulement une vitrine sur la rue Neuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d’indienne s’étouffaient avec trois pièces de calicot. On ne pouvait pas se retourner dans la boutique, tant c’était petit… À cette époque, le Vieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjà tel que tu le vois aujourd’hui… Ah! tout cela est changé, bien changé!
Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame de sa vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu’aux pierres humides, elle ne vivait que pour lui et par lui; et, autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plus richement achalandée du quartier, elle avait eu la continuelle souffrance de voir grandir peu à peu la maison rivale, d’abord dédaignée, puis égale en importance, puis débordante, menaçante. C’était pour elle une plaie toujours ouverte, elle se mourait du Vieil Elbeuf humilié, vivant encore ainsi que lui par la force de l’impulsion, mais sentant bien que l’agonie de la boutique serait la sienne, et qu’elle s’éteindrait, le jour où la boutique fermerait.
Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret, de s’être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement, toute la famille d’ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer les amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avait souri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encore la maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapier faisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une antique bâtisse qu’il devait réparer continuellement, qu’il s’était décidé à louer, et dont les locataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là, il n’avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinée aux vieux usages.
– Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table aux autres… En voilà des paroles inutiles!
Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l’air mort et brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompant le triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu’on l’allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, était déjà retourné à la porte de la rue.
– Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta de nouveau Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout… Mais tes affaires sont tes affaires.
Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive. Denise, que ces histoires avaient passionnée davantage pour le Bonheur des Dames, au lieu de l’en détourner, gardait son air tranquille et doux, d’une volonté têtue de Normande au fond. Elle se contenta de répondre:
– Nous verrons, mon oncle.
Et elle parla de monter se coucher de bonne heure avec les enfants, car ils étaient très fatigués tous les trois. Mais six heures sonnaient à peine, elle voulut bien rester un moment encore dans la boutique. La nuit s’était faite, elle retrouva la rue noire, trempée d’une pluie fine et drue, qui tombait depuis le coucher du soleil. Ce fut pour elle une surprise: quelques instants avaient suffi, la chaussée était trouée de flaques, les ruisseaux roulaient des eaux sales, une boue épaisse, piétinée, poissait les trottoirs; et, sous l’averse battante, on ne voyait plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, se ballonnant, pareils à de grandes ailes sombres, dans les ténèbres. Elle recula d’abord, prise de froid, le cœur serré davantage par la boutique mal éclairée, lugubre à cette heure. Un souffle humide, l’haleine du vieux quartier, venait de la rue; il semblait que le ruissellement des parapluies coulât jusqu’aux comptoirs, que le pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de