La chartreuse de Parme. Stendhal
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– Je le voudrais officier, dit la duchesse.
– Conseilleriez-vous à un souverain de confier un poste qui, dans un jour donné, peut être de quelque importance à un jeune homme 1 susceptible d’enthousiasme; 2 qui a montré de l’enthousiasme pour Napoléon, au point d’aller le rejoindre à Waterloo? Songez à ce que nous serions tous si Napoléon eût vaincu à Waterloo! Nous n’aurions point de libéraux à craindre, il est vrai, mais les souverains des anciennes familles ne pourraient régner qu’en épousant les filles de ses maréchaux. Ainsi la carrière militaire pour Fabrice, c’est la vie de l’écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n’avancer en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dévouements plébéiens. La première qualité chez un jeune homme aujourd’hui, c’est-à-dire pendant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera point rétablie, c’est de n’être pas susceptible d’enthousiasme et de n’avoir pas d’esprit.
J’ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d’abord, et qui me donnera à moi des peines infinies et pendant plus d’un jour, c’est une folie que je veux faire pour vous. Mais dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.
– Eh bien? dit la duchesse.
– Eh bien! nous avons eu pour archevêque à Parme trois membres de votre famille: Ascagne del Dongo qui a écrit, en 16…, Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et marquer par des vertus du premier ordre, je le fais évêque quelque part, puis archevêque ici, si toutefois mon influence dure. L’objection réelle est celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour réaliser ce beau plan qui exige plusieurs années? Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais goût de me renvoyer. Mais enfin c’est le seul moyen que j’aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous.
On discuta longtemps: cette idée répugnait fort à la duchesse.
– Réprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrière est impossible pour Fabrice.
Le comte prouva.
– Vous regretterez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais à cela je ne sais que faire.
Après un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se rendit en soupirant aux vues sages du ministre.
– Monter d’un air empesé un cheval anglais dans quelque grande ville, répétait le comte, ou prendre un état qui ne jure pas avec sa naissance je ne vois pas de milieu. Par malheur un gentilhomme ne peut se faire ni médecin, ni avocat, et le siècle est aux avocats.
Rappelez-vous toujours, madame, répétait le comte, que vous faites à votre neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son âge qui passent pour les plus fortunés. Sa grâce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prétendons faire des économies.
La duchesse était sensible à la gloire, elle ne voulait pas que Fabrice fût un simple mangeur d’argent; elle revint au plan de son amant.
– Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de Fabrice un prêtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non, c’est un grand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n’en deviendra pas moins évêque et archevêque, si le prince commence à me regarder comme un homme utile.
Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable, ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une petite fortune. La sienne choquera, si on l’a vu ici simple prêtre; il ne doit paraître à Parme qu’avec les bas violets’ et dans un équipage convenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit être évêque, et personne ne sera choqué.
Si vous m’en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et passer trois années à Naples. Pendant les vacances de l’Académie ecclésiastique, il ira, s’il veut, voir Paris et Londres; mais il ne se montrera jamais à Parme.
Ce mot donna comme un frisson à la duchesse.
Elle envoya un courrier à son neveu, et lui donna rendez-vous à Plaisance. Faut-il dire que ce courrier était porteur de tous les moyens d’argent et de tous les passeports nécessaires?
Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et l’embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte ne fût pas présent; depuis leurs amours, c’était la première fois qu’elle éprouvait cette sensation.
Fabrice fut profondément touché et ensuite affligé des plans que la duchesse avait faits pour lui; son espoir avait toujours été que, son affaire de Waterloo arrangée, il finirait par être militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l’opinion romanesque qu’elle s’était formée de son neveu; il refusa absolument de mener la vie de café dans une des grandes villes d’Italie.
– Te vois-tu au corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc.
Elle insistait avec délices sur la description de ce bonheur vulgaire qu’elle voyait Fabrice repousser avec dédain. «C’est un héros», pensait-elle.
– Et après dix ans de cette vie agréable, qu’aurais-je fait? disait Fabrice; que serais-je? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé au premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi sur un cheval anglais.
Fabrice rejeta d’abord bien loin le parti de l’Eglise; il parlait d’aller à New York, de se faire citoyen et soldat républicain en Amérique.
– Quelle erreur est la tienne! Tu n’auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours répliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle d’Amérique.
Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu’il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout. On revint au parti de l’Eglise.
– Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse comprends donc ce que le comte te demande: ii ne s’agit pas du tout d’être un pauvre prêtre plus ou moins exemplaire et vertueux, comme l’abbé Blanès. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les archevêques de Parme relis les notices sur leurs vies, dans le supplément à la généalogie. Avant tout il convient à un homme de ton nom d’être un grand seigneur, noble, généreux, protecteur de la justice, destiné d’avance à se trouver à la tête de son ordre… et dans toute sa vie ne faisant qu’une coquinerie, mais celle-là fort utile.
– Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l’eau disait Fabrice en soupirant profondément lé sacrifice est cruel! je l’avoue, je n’avais pas réfléchi à cette horreur pour l’enthousiasme et l’esprit, même exercés à leur profit, qui désormais va régner parmi