Le grand Meaulnes. Alain-Fournier
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Le maréchal demanda :
– C’est-il que M. Charpentier va bientôt venir ?
– Demain, répondis-je, avec ma grand’mère, j’irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2.
– Dans la voiture à Fromentin, peut-être ?
Je répondis bien vite :
– Non, dans celle du père Martin.
– Oh ! alors, vous n’êtes pas revenus.
Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.
L’ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose :
– Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure d’arrêt. C’est à quinze kilomètres. On aurait été de retour avant même que l’âne à Martin fût attelé.
– Ça, dit l’autre, c’est une jument qui marche !…
– Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement.
La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein d’étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi.
Mais lorsque l’heure fut venue de partir et que je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, il ne m’aperçut pas d’abord. Adossé à la porte et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait d’être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant, comme à travers des lieues de brouillard, ces gens paisibles qui travaillaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, où l’on voit l’adolescent anglais, avant son grand départ, « fréquentant la boutique d’un vannier »…
Et j’y ai souvent repensé depuis.
CHAPITRE IV. L’ÉVASION
Àdeux heures de l’après-midi, le lendemain, la classe du Cours Supérieur est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l’Océan. On n’y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop près.
On a distribué, car la fin de l’année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l’énoncé des problèmes, un silence imparfait s’établit, mêlé de conversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin :
– Monsieur ! Un tel me…
M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant tout le monde d’un air à la fois sévère, et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d’abord, comme un ronronnement.
Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs.
De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de La Belle-Étoile. Dès le début de la classe, je me suis aperçu que Meaulnes n’était pas rentré après la récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s’en apercevoir aussi. Il n'a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu’il aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu’un, comme c’est l’usage, ne manquera pas de crier à haute voix les premiers mots de la phrase :
– Monsieur ! Meaulnes…
Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de s’être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche, jusqu’à La Belle-Étoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.
La Belle-Étoile est, là-bas, de l’autre côté du ruisseau, sur le versant de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui rejoint d’un côté la route de La Gare, de l’autre un faubourg du pays. Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie sous les feuilles, et, de l’école, on entend seulement, à la tombée de la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais aujourd’hui, j’aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut mur grisâtre de la cour, la porte d’entrée, puis, entre des tronçons de haie, une bande du chemin blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène à la route de La Gare.
Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d’hiver. Rien n’est changé encore.
Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois d’habitude. Si aujourd’hui, par hasard, il n’en donnait que deux… Il remonterait aussitôt dans sa chaire et s’apercevrait de l’absence de Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne soit attelée…
M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son bras fatigué… Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et recommence à écrire en disant :
– Ceci, maintenant, n’est plus qu’un jeu d’enfant !
… Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de La Belle-Étoile et qui devaient être les deux brancards dressés d’une voiture, ont disparu. Je suis sûr maintenant qu’on fait là-bas les préparatifs du départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail entre les deux pilastres de l’entrée, puis s’arrête, tandis qu’on fixe sans doute, à l’arrière de la voiture, un second siège pour les voyageurs que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l’équipage sort lentement de la cour, disparaît un instant derrière la haie, et repasse avec la même lenteur sur le bout de chemin blanc qu’on aperçoit entre deux tronçons de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.
Un instant encore tout disparaît derrière la haie. Deux hommes qui sont restés au portail de La Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se concertent maintenant avec une animation croissante. L’un d’eux se décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le chemin… Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, Meaulnes change soudain d’attitude. Un pied sur le devant, dressé comme un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance sa bête à fond de train et disparaît en un instant de l’autre côté de la montée. Sur le chemin, l’homme qui appelait s’est repris à courir ; l’autre s’est lancé au galop à travers