Le temps retrouvé. Marcel Proust
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Le temps retrouvé - Marcel Proust страница 15
Le lendemain du jour où j’avais reçu cette lettre, c’est-à-dire l’avant-veille de celui où, cheminant dans l’obscurité, j’entendais sonner le bruit de mes pas, tout en remâchant tous ces souvenirs, Saint-Loup venu du front, sur le point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému. Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui, espérant qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont, dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée elle-même en pensant à l’inutilité de cette démarche, car depuis longtemps le timide tueur d’animaux avait changé de boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi, elle avait déclaré à Françoise qu’elle ignorait où ce garçon, « qui, d’ailleurs, ne ferait jamais un bon boucher », était employé. Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand nombre, elle n’avait pu retrouver le jeune homme timide et sanglant.
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait (il avait surtout semblé au début, car pour qui n’avait pas vécu comme moi loin de Paris, l’habitude était venue qui retranche aux choses que nous avons vues plusieurs fois la racine d’impression profonde et de pensée qui leur donne leur sens réel), il semblait presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n’en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu’on eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion à l’épaule ; c’était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu’ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d’effroi, et d’un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n’osons pas interroger et qui, du reste, pourraient tout au plus nous répondre : « Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu’un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d’un contact avec le mystère soit d’accroître s’il est possible l’insignifiance des propos. Tel j’abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant. Et je n’avais pas osé lui poser de question et il ne m’avait dit que de simples paroles. Encore étaient-elles fort peu différentes de ce qu’elles eussent été avant la guerre, comme si les gens, malgré elle, continuaient à être ce qu’ils étaient ; le ton des entretiens était le même, la matière seule différait, et encore !
Je crus comprendre que Robert avait trouvé aux armées des ressources qui lui avaient fait peu à peu oublier que Morel s’était aussi mal conduit avec lui qu’avec son oncle. Pourtant il lui gardait une grande amitié et était pris de brusques désirs de le revoir, qu’il ajournait sans cesse. Je crus plus délicat envers Gilberte de ne pas indiquer à Robert que pour retrouver Morel il n’avait qu’à aller chez Mme Verdurin.
Je dis avec humilité à Robert combien on sentait peu la guerre à Paris, il me dit que même à Paris c’était quelquefois « assez inouï ». Il faisait allusion à un raid de zeppelins qu’il y avait eu la veille et il me demanda si j’avais bien vu, mais comme il m’eût parlé autrefois de quelque spectacle d’une grande beauté esthétique. Encore au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire : « C’est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! », au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils « font apocalypse », même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale ; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliquait, d’ailleurs, par des raisons purement musicales : « Dame, c’est que la musique des sirènes était d’une Chevauchée. Il faut décidément l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris. » À certains points de vue la comparaison n’était pas fausse. La ville semblait une masse informe et noire qui tout d’un coup passait des profondeurs de la nuit dans la lumière et dans le ciel où un à un les aviateurs s’élevaient à l’appel déchirant des sirènes, cependant que d’un mouvement plus lent, mais plus insidieux, plus alarmant, car ce regard faisait penser à l’objet invisible encore et peut-être déjà proche qu’il cherchait, les projecteurs se remuaient sans cesse, flairaient l’ennemi, le cernaient dans leurs lumières jusqu’au moment où les avions aiguillés bondiraient en chasse pour le saisir. Et escadrille après escadrille chaque aviateur s’élançait ainsi de la ville, transporté maintenant dans le ciel, pareil à une Walkyrie. Pourtant des coins de la terre, au ras des maisons, s’éclairaient et je dis à Saint-Loup que s’il avait été à la maison la veille, il aurait pu, tout en contemplant l’apocalypse dans le ciel, voir sur la terre, comme dans l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco où ces différents plans sont parallèles, un vrai vaudeville joué par des personnages en chemise de nuit, lesquels, à cause de leurs noms célèbres, eussent mérité d’être envoyés à quelque successeur de ce Ferrari dont les notes mondaines nous avaient si souvent amusés, Saint-Loup et moi, que nous nous amusions pour nous-mêmes à en inventer. Et c’est ce que nous aurions fait encore ce jour-là comme s’il n’y avait pas la guerre, bien que sur un sujet fort « guerre » : la peur des Zeppelins – reconnu :