Le temps retrouvé. Marcel Proust
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Quand, avant d’éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de disposition pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c’était le dernier soir – ce soir des veilles de départ où, l’engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger – me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde, et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j’avais cru. D’autre part, moins regrettable me semblait l’état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n’étaient pas plus belles que ce que j’avais vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que ce livre en parlait, j’avais envie de les voir. Voici les pages que je lus jusqu’à ce que la fatigue me fermât les yeux :
« Avant-hier tombe ici, pour m’emmener dîner chez lui, Verdurin, l’ancien critique de la Revue, l’auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l’original Américain est souvent rendu avec une grande délicatesse par l’amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu’est Verdurin. Et tandis que je m’habille pour le suivre, c’est, de sa part, tout un récit où il y a, par moments, comme l’épellement apeuré d’une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec la « Madeleine » de Fromentin, renoncement qui serait dû à l’habitude de la morphine et aurait eu cet effet, au dire de Verdurin, que la plupart des habitués du salon de sa femme, ne sachant même pas que le mari eût jamais écrit, lui parlaient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de Sainte-Beuve, de Burty, comme d’individus auxquels ils le croyaient, lui, tout à fait inférieur. « Voyons, vous Goncourt, vous savez bien, et Gautier le savait aussi, que mes salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d’autrefois crus un chef-d’œuvre dans la famille de ma femme. » Puis, par un crépuscule où il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier allumement d’une lueur qui en fait des tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel, que son possesseur prétend être l’ancien hôtel des Ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d’une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et une Nuits, d’un célèbre palazzo, dont j’oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d’un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l’Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j’ai un peu l’illusion d’être au bord du Grand Canal. L’illusion est entretenue par la construction de l’hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac – du diable si j’y avais jamais pensé – viendrait du bac sur lequel des religieuses d’autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l’habitait, et que je me prends à « raimer » en retrouvant, presque contiguë à l’hôtel des Verdurin, l’enseigne du « Petit Dunkerque », une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin, où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d’oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et « tout ce que les arts produisent de plus nouveau », comme dit une facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefs-d’œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l’air d’une illustration de l’Édition des Fermiers Généraux de l’Huître et des Plaideurs. La maîtresse de la maison, qui va me placer à côté d’elle, me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu’avec des chrysanthèmes japonais, mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d’œuvre, l’un entre autres, fait de bronze, sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard, le docteur et sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en or qui m’échappe, et Cottard me souffle à l’oreille que c’est elle qui aurait tiré à bout portant sur l’archiduc Rodolphe et d’après qui j’aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de la Faustin.
« Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux – jette en manière de conclusion la princesse, qui me fait l’effet, ma foi, d’une intelligence tout à fait supérieure – cette pénétration par un écrivain de l’intimité de la femme. » Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d’hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c’est Brichot, l’universitaire. À mon nom prononcé par Verdurin, il n’a pas une parole qui marque qu’il connaisse nos livres, et c’est en moi un découragement colère éveillé par cette conspiration qu’organise contre nous la Sorbonne, apportant, jusque dans l’aimable logis où je suis fêté, la contradiction, l’hostilité d’un silence voulu. Nous passons à table et c’est alors un extraordinaire défilé d’assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d’œuvre de l’art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l’attention chatouillée d’un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste – des assiettes de Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l’effeuillé turgide de leurs iris d’eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l’aurore d’un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu’entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil – des assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l’endormement, à l’anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d’une tulipe, au rococo d’un œillet ou d’un myosotis – des assiettes de Sèvres engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d’or, ou que noue, sur l’à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d’un ruban d’or – enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c’est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n’en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d’Heurs. Même le foie gras n’a aucun rapport avec la fade mousse qu’on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d’endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d’ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d’ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l’eau sur le poisson qu’elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j’ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire Léoville acheté à la vente de M. Montalivet et c’est un amusement pour l’imagination de l’œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l’imagination de ce qu’on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n’a rien des barbues pas fraîches qu’on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes ; une barbue qu’on sert non avec la colle à pâte que préparent, sous le nom de sauce blanche, tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche, faite avec du beurre à cinq francs la livre ; de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d’un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d’une