Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Sodome et Gomorrhe - Marcel Proust страница 3
Je n’osais bouger. Le palefrenier des Guermantes, profitant sans doute de leur absence, avait bien transféré dans la boutique où je me trouvais une échelle serrée jusque-là dans la remise. Et si j’y étais monté j’aurais pu ouvrir le vasistas et entendre comme si j’avais été chez Jupien même. Mais je craignais de faire du bruit. Du reste c’était inutile. Je n’eus même pas à regretter de n’être arrivé qu’au bout de quelques minutes dans ma boutique. Car d’après ce que j’entendis les premiers temps dans celle de Jupien et qui ne furent que des sons inarticulés, je suppose que peu de paroles furent prononcées. Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir, surtout quand s’y ajoutent – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici, malgré l’exemple peu probant de la Légende dorée – des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle je m’étais hissé à pas de loup sur mon échelle afin de voir par le vasistas que je n’ouvris pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner.
Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. « Pourquoi avez-vous votre menton rasé comme cela, dit-il au baron d’un ton de câlinerie. C’est si beau une belle barbe. – Fi ! c’est dégoûtant », répondit le baron.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots, une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé de bonheur de quelqu’un dont on vient de flatter profondément l’amour-propre, et, se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway, reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de tout, cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite personne dont la silhouette m’aura amusé. » Je fis ici la même remarque que j’avais faite sur Bergotte. S’il avait jamais à répondre devant un tribunal, il userait non de phrases propres à convaincre les juges, mais de ces phrases bergottesques que son tempérament littéraire particulier lui suggérait naturellement et lui faisait trouver plaisir à employer. Pareillement M. de Charlus se servait, avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que, l’empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. « Pour ne pas perdre sa piste, continua-t-il, je saute comme un petit professeur, comme un jeune et beau médecin, dans le même tramway que la petite personne, dont nous ne parlons au féminin que pour suivre la règle (comme on dit en parlant d’un prince : Est-ce que Son Altesse est bien portante). Si elle change de tramway, je prends, avec peut-être les microbes de la peste, la chose incroyable appelée « correspondance », un numéro, et qui, bien qu’on le remette à moi, n’est pas toujours le n° 1 ! Je change ainsi jusqu’à trois, quatre fois de « voiture ». Je m’échoue parfois à onze heures du soir à la gare d’Orléans, et il faut revenir ! Si encore ce n’était que de la gare d’Orléans ! Mais une fois, par exemple, n’ayant pu entamer la conversation avant, je suis allé jusqu’à Orléans même, dans un de ces affreux wagons où on a comme vue, entre des triangles d’ouvrages dits de « filet », la photographie des principaux chefs-d’œuvre d’architecture du réseau. Il n’y avait qu’une place de libre, j’avais en face de moi, comme monument historique, une « vue » de la cathédrale d’Orléans, qui est la plus laide de France, et aussi fatigante à regarder ainsi malgré moi que si on m’avait forcé d’en fixer les tours dans la boule de verre de ces porte-plume optiques qui donnent des ophtalmies. Je descendis aux Aubrais en même temps que ma jeune personne qu’hélas, sa famille (alors que je lui supposais tous les défauts excepté celui d’avoir une famille) attendait sur le quai ! Je n’eus pour consolation, en attendant le train qui me ramènerait à Paris, que la maison de Diane de Poitiers. Elle a eu beau charmer un de mes ancêtres royaux, j’eusse préféré une beauté plus vivante. C’est pour cela, pour remédier à l’ennui de ces retours seul, que j’aimerais assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus. Du reste ne soyez pas choqué, conclut le baron, tout cela est une question de genre. Pour les jeunes gens du monde par exemple, je ne désire aucune possession physique, mais je ne suis tranquille qu’une fois que je les ai touchés, je ne veux pas dire matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser mes lettres sans réponse, un jeune homme ne cesse plus de m’écrire, qu’il est à ma disposition morale, je suis apaisé, ou du moins je le serais, si je n’étais bientôt saisi par le souci d’un autre. C’est assez curieux, n’est-ce pas ? À propos de jeunes gens du monde, parmi ceux qui viennent ici, vous n’en connaissez pas ? – Non, mon bébé. Ah ! si, un brun, très grand, à monocle, qui rit toujours et se retourne. – Je ne vois pas qui vous voulez dire. » Jupien compléta le portrait, M. de Charlus ne pouvait arriver à trouver de qui il s’agissait, parce qu’il ignorait que l’ancien giletier était une de ces personnes, plus nombreuses qu’on ne croit, qui ne se rappellent pas la couleur des cheveux des gens qu’ils connaissent peu. Mais pour moi, qui savais cette infirmité de Jupien et qui remplaçais brun par blond, le portrait me parut se rapporter exactement au duc de Châtellerault. « Pour revenir aux jeunes gens qui ne sont pas du peuple, reprit le baron, en ce moment j’ai la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montre à mon égard une incivilité prodigieuse. Il n’a aucunement la notion du prodigieux personnage que je suis et du microscopique vibrion qu’il figure. Après tout qu’importe, ce petit âne peut braire autant qu’il lui plaît devant ma robe auguste d’évêque. – Évêque ! s’écria Jupien qui n’avait rien compris des dernières phrases que venait de prononcer M. de Charlus, mais que le mot d’évêque stupéfia. Mais cela ne va guère avec la religion, dit-il. – J’ai trois papes dans ma famille, répondit M. de Charlus, et le droit de draper en rouge à cause d’un titre cardinalice, la nièce du cardinal mon grand-oncle ayant apporté à mon grand-père le titre de duc qui fut substitué. Je vois que les métaphores vous laissent sourd et l’histoire de France indifférent. Du reste, ajouta-t-il, peut-être moins en manière de conclusion que d’avertissement, cet attrait qu’exercent sur moi les jeunes personnes qui me fuient, par crainte, bien entendu, car seul le respect leur ferme la bouche pour me crier qu’elles m’aiment, requiert-il d’elles un rang social éminent. Encore leur feinte indifférence peut-elle produire malgré cela l’effet directement contraire. Sottement prolongée elle m’écœure.