Thérèse Raquin. Emile Zola
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La jeune femme s’arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur le cou de Laurent. Elle ajoutait, après un silence:
«Je ne sais plus pourquoi j’ai consenti àépouser Camille. Je n’ai pas protesté, par une sorte d’insouciance dédaigneuse. Cet enfant me faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mes doigts s’enfoncer dans ses membres comme dans de l’argile. Je l’ai pris, parce que ma tante me l’offrait et que je comptais ne jamais me gêner pour lui… Et j’ai retrouvé dans mon mari le petit garçon souffrant avec lequel j’avais déjà couché à six ans. Ilétait aussi frêle, aussi plaintif, et il avait toujours cette odeur fade d’enfant malade qui me répugnait tant jadis… Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas jaloux… Une sorte de dégoût me montait à la gorge; je me rappelais les drogues que j’avais bues, et je m’écartais, et je passais des nuits terribles… Mais toi, toi…»
Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans les mainsépaisses de Laurent, regardant ses largesépaules, son couénorme…
«Toi, je t’aime, je t’ai aimé le jour où Camille t’a poussé dans la boutique. Tu ne m’estimes peut-être pas, parce que je me suis livrée tout entière, en une fois. Vrai, je ne sais comment cela est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J’aurais voulu te battre, le premier jour où tu m’as embrassée et jetée par terre dans cette chambre… J’ignore comment je t’aimais; je te haïssais plutôt. Ta vue m’irritait, me faisait souffrir; lorsque tuétais là, mes nerfs se tendaient à se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh! que j’ai souffert! Et je cherchais cette souffrance, j’attendais ta venue, je tournais autour de ta chaise, pour marcher dans ton haleine, pour traîner mes vêtements le long des tiens. Il me semblait que ton sang me jetait des bouffés de chaleur au passage, et c’était cette sorte de nuée ardente, dans laquelle tu t’enveloppais, qui m’attirait et me retenait auprès de toi, malgré mes sourdes révoltes… Tu te souviens quand tu peignais ici: une force fatale me ramenait à ton coté, je respirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais que je paraissais quêter des baisers, j’avais honte de mon esclavage, je sentais que j’allais tomber si tu me touchais. Mais je cédais à mes lâchetés, je grelottais de froid en attendant que tu voulusses bien me prendre dans tes bras…»
Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme orgueilleuse et vengée. Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et dans la chambre nue et glaciale, se passaient des scènes de passion ardentes, d’une brutalité sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des crises plus fougueuses.
La jeune femme semblait se plaire à l’audace et à l’imprudence. Elle n’avait pas une hésitation, pas une peur, elle se jetait dans l’adultère avec une sorte de franchise énergique, bravant le péril, mettant une sorte de vanité à le braver. Quand son amant devait venir, pour toute précaution, elle prévenait sa tante qu’elle montait se reposer; et, quand ilétait là, elle marchait, parlait, agissait carrément, sans songer jamais àéviter le bruit. Parfois, dans les commencements, Laurent s’effrayait.
«Bon Dieu! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais donc pas tant de tapage. Mme Raquin va monter.
– Bah! répondait-elle en riant, tu trembles toujours… Elle est clouée derrière son comptoir. Que veux-tu qu’elle vienne faire ici? Elle aurait trop peur qu’on ne la volât… Puis, après tout, qu’elle monte, si elle veut. Tu te cacheras… Je me moque d’elle. Je t’aime.»
Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La passion n’avait pas encore endormi sa prudence sournoise de paysan. Bientôt, cependant, l’habitude lui fit accepter, sans trop de terreur, les hardiesses de ces rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre de Camille, à deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse lui répétait que le dangerépargne ceux qui l’affrontent en face, et elle avait raison. Jamais les amants n’auraient pu trouver un lieu plus sûr que cette pièce où personne ne serait venu les chercher. Ils y contentaient leur amour, dans une tranquillité incroyable.
Un jour, pourtant, Mme Raquin monta, craignant que sa nièce ne fût malade. Il y avait près de trois heures que la jeune femme était en haut. Elle poussait l’audace jusqu’à ne pas fermer au verrou la porte de la chambre qui donnait dans la salle à manger.
Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille mercière, montant l’escalier de bois, il se troubla, il chercha fiévreusement son gilet, son chapeau. Thérèse se mit à rire de la singulière mine qu’il faisait. Elle lui prit le bras avec force, le courba au pied du lit, dans un coin, et lui dit d’une voix basse et calme:
«Tiens-toi là… ne remue pas.»
Elle jeta sur lui les vêtements d’homme qui traînaient, etétendit sur le tout un jupon blanc qu’elle avait retiré. Elle fit ces choses avec des gestes lestes et précis, sans rien perdre de sa tranquillité. Puis elle se coucha, échevelée, demi-nue, encore rouge et frissonnante.
Mme Raquin ouvrit doucement la porte et s’approcha du lit enétouffant le bruit de ses pas. La jeune femme feignait de dormir. Laurent suait sous le jupon blanc.
«Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude, es-tu malade, ma fille?»
Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et répondit d’une voix dolente qu’elle avait une migraine atroce. Elle supplia sa tante de la laisser dormir. La vieille dame s’en alla comme elle était venue, sans faire de bruit.
Les deux amants, riant en silence, s’embrassèrent avec une violence passionnée.
«Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous ne craignons rien ici… Tous ces gens-là sont aveugles: ils n’aiment pas.»
Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre. Parfois, elle était comme folle, elle délirait.
Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beau milieu de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeux ronds les deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sans cligner les paupières, perdu dans une sorte d’extase diabolique.
«Regarde donc François, dit Thérèse à Laurent. On dirait qu’il va ce soir tout conter à Camille… Dis, ce serait drôle, s’il se mettait à parler dans la boutique, un de ces jours; il sait de belles histoires sur notre compte…»
Cette idée, que François pourrait parler, amusa singulièrement la jeune femme. Laurent regarda les grands yeux verts du chat, et sentit un frisson lui courir sur la peau.
«Voici comment il ferait, reprit Thérèse. Il se mettrait debout, et, me montrant d’une patte, te montrant de l’autre, il s’écrierait: “Monsieur et Madame s’embrassent très fort dans la chambre; ils ne se sont pas méfiés de moi, mais comme leurs amours criminelles me dégoûtent, je vous prie de les faire mettre en prison tous les deux; ils ne troubleront plus ma sieste.”»
Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le chat, elle allongeait les mains en façon de griffes, elle donnait à sesépaules des ondulations félines. François, gardant une immobilité de pierre, la contemplait toujours; ses yeux seuls paraissaient vivants; et il y avait, dans les coins de sa