Thérèse Raquin. Emile Zola
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Vers midi, enété, lorsque le soleil brûlait les places et les rues de rayons fauves, on distinguait, derrière les bonnets de l’autre vitrine, un profil pâle et grave de jeune femme. Ce profil sortait vaguement des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front bas et sec s’attachait un nez long, étroit, effilé; les lèvresétaient deux minces traits d’un rose pâle, et le menton, court et nerveux, tenait au cou par une ligne souple et grasse. On ne voyait pas le corps, qui se perdait dans l’ombre; le profil seul apparaissait, d’une blancheur mate, troué d’unœil noir largement ouvert, et comme écrasé sous une épaisse chevelure sombre. Ilétait là, pendant des heures, immobile et paisible, entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides avaient laissé des bandes de rouille.
Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l’intérieur de la boutique. Elle était plus longue que profonde; à l’un des bouts, se trouvait un petit comptoir; à l’autre bout, un escalier en forme de vis menait aux chambres du premierétage. Contre les mursétaient plaquées des vitrines, des armoires, des rangées de cartons verts; quatre chaises et une table complétaient le mobilier. La pièce paraissait nue, glaciale; les marchandises, empaquetées, serrées dans des coins, ne traînaient pasç à et là avec leur joyeux tapage de couleurs.
D’ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir: la jeune femme au profil grave et une vieille dame qui souriait en sommeillant. Cette dernière avait environ soixante ans; son visage gras et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un gros chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, la regardait dormir.
Plus bas, assis sur une chaise, un homme d’une trentaine d’années lisait ou causait à demi-voix avec la jeune femme. Ilétait petit, chétif, d’allure languissante; les cheveux d’un blond fade, la barbe rare, le visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à un enfant malade et gâté.
Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveillait. On fermait la boutique, et toute la famille montait se coucher. Le chat tigré suivait ses maîtres en ronronnant, en se frottant la tête contre chaque barreau de la rampe.
En haut, le logement se composait de trois pièces. L’escalier donnait dans une salle à manger qui servait en même temps de salon. À gauche était un poêle de faïence dans une niche; en face se dressait un buffet; puis des chaises se rangeaient le long des murs, une table ronde, tout ouverte, occupait le milieu de la pièce. Au fond, derrière une cloison vitrée, se trouvait une cuisine noire. De chaque côté de la salle à manger, il y avait une chambre à coucher.
La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa belle-fille, se retirait chez elle. Le chat s’endormait sur une chaise de la cuisine. Lesépoux entraient dans leur chambre. Cette chambre avait une seconde porte donnant sur un escalier qui débouchait dans le passage par une allée obscure etétroite.
Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait au lit; pendant ce temps, la jeune femme ouvrait la croisée pour fermer les persiennes. Elle restait là quelques minutes, devant la grande muraille noire, crépie grossièrement, qui monte et s’étend au-dessus de la galerie. Elle promenait sur cette muraille un regard vague, et, muette, elle venait se coucher à son tour, dans une indifférence dédaigneuse.
Chapitre 2
Mme Raquinétait une ancienne mercière de Vernon. Pendant près de vingt-cinq ans, elle avait vécu dans une petite boutique de cette ville. Quelques années après la mort de son mari, des lassitudes la prirent, elle vendit son fonds. Seséconomies jointes au prix de cette vente mirent entre ses mains un capital de quarante mille francs qu’elle plaça et qui lui rapporta deux mille francs de rente. Cette somme devait lui suffire largement. Elle menait une vie de recluse, ignorant les joies et les soucis poignants de ce monde; elle s’était fait une existence de paix et de bonheur tranquille.
Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maison dont le jardin descendait jusqu’au bord de la Seine. C’était une demeure close et discrète qui avait de vagues senteurs de cloître; unétroit sentier menait à cette retraite située au milieu de larges prairies; les fenêtres du logis donnaient sur la rivière et sur les coteaux déserts de l’autre rive. La bonne dame, qui avait dépassé la cinquantaine, s’enferma au fond de cette solitude, et y goûta des joies sereines, entre son fils Camille et sa nièce Thérèse.
Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait encore comme un petit garçon. Elle l’adorait pour l’avoir disputé à la mort pendant une longue jeunesse de souffrances. L’enfant eut coup sur coup toutes les fièvres, toutes les maladies imaginables. Mme Raquin soutint une lutte de quinze années contre ces maux terribles qui venaient à la file pour lui arracher son fils. Elle les vainquit tous par sa patience, par ses soins, par son adoration.
Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout frissonnant des secousses répétées qui avaient endolori sa chair. Arrêté dans sa croissance, il resta petit et malingre.
Ses membres grêles eurent des mouvements lents et fatigués. Sa mère l’aimait davantage pour cette faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa pauvre petite figure pâlie avec des tendresses triomphantes, et elle songeait qu’elle lui avait donné la vie plus de dix fois.
Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, l’enfant suivit les cours d’une école de commerce de Vernon. Il y apprit l’orthographe et l’arithmétique. Sa science se borna aux quatre règles et à une connaissance très superficielle de la grammaire. Plus tard, il prit des leçons d’écriture et de comptabilité. Mme Raquin se mettait à trembler lorsqu’on lui conseillait d’envoyer son fils au collège; elle savait qu’il mourrait loin d’elle, elle disait que les livres le tueraient. Camille resta ignorant, et son ignorance mit comme une faiblesse de plus en lui.
À dix-huit ans, désœuvré, s’ennuyant à mourir dans la douceur dont sa mère l’entourait, il entra chez un marchand de toile, à titre de commis. Il gagnait soixante francs par mois. Ilétait d’un esprit inquiet qui lui rendait l’oisiveté insupportable. Il se trouvait plus calme, mieux portant, dans ce labeur de brute, dans ce travail d’employé qui le courbait tout le jour sur des factures, sur d’énormes additions dont ilépelait patiemment chaque chiffre. Le soir, brisé, la tête vide, il goûtait des voluptés infinies au fond de l’hébétement qui le prenait. Il dut se quereller avec sa mère pour entrer chez le marchand de toile; elle voulait le garder toujours auprès d’elle, entre deux couvertures, loin des accidents de la vie. Le jeune homme parla en maître; il réclama le travail comme d’autres enfants réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais par instinct, par besoin de nature. Les tendresses, les dévouements de sa mère lui avaient donné unégoïsme féroce; il croyait aimer ceux qui le plaignaient et qui le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part, au fond de lui, n’aimant que son bien-être, cherchant par tous les moyens possibles à augmenter ses jouissances. Lorsque l’affection attendrie de Mme Raquin l’écœura, il se jeta avec délices dans une occupation bête qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le soir, au retour du bureau, il courait au bord de la Seine avec sa cousine Thérèse.
Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize années auparavant, lorsque Mme Raquinétait encore mercière, son frère, le capitaine Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras. Il arrivait d’Algérie.
«Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec un sourire. Sa mère est morte… Moi je ne sais qu’en faire. Je te la