Les aventures du capitaine Corcoran. Alfred Assollant
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– A ce propos, seigneur, reprit Sougriva, les journaux de Bhagavapour, profitant de la liberté que vous leur laissez, crient tous les jours contre vous.
– Ah! ah! Et que disent-ils?
– Que vous êtes un aventurier, capable de tous les crimes, que vous opprimez le peuple mahratte, et qu'il faut vous jeter par terre.
– Laisse-les dire. Puisque je suis leur maître, il faut bien qu'ils médisent de moi.
– Mais, seigneur, si l'on se révolte?
– Et pourquoi se révolteraient-ils? Où trouveraient-ils un meilleur maître?
– Mais enfin, seigneur, insista Sougriva, s'ils prennent les armes?
– S'ils prennent les armes, ils violent la loi. S'ils violent la loi, je les ferai fusiller.
– Quoi! ne ferez-vous aucune grâce? demanda Sita.
– Aucune pour les chefs. Quand un homme libre viole la loi qui assure sa liberté et celle d'autrui, il est sans excuse, et mérite qu'on en finisse avec lui par la corde, la mitraille ou l'exil.»
Tout à coup Corcoran interrompit la conversation, et, se tournant vers Louison, qui était nonchalamment couchée sur le tapis à côté de Sita:
«Qu'en penses-tu, ma chérie?» dit-il.
Louison ne répondit pas. Elle ne parut même pas avoir entendu la question. Son regard, d'ordinaire si fin, si intelligent et si gai, errait dans le vide et paraissait distrait.
«Louison est malade,» dit Sita.
Corcoran frappa sur un gong. Aussitôt Ali s'avança. C'était, on s'en souvient, le plus brave et le plus fidèle des serviteurs d'Holkar, et c'est à lui qu'était confiée la garde de Louison.
«Ali, demanda Corcoran, est-ce que Louison a perdu l'appétit?
– Non, seigneur.
– Quelqu'un l'a-t-il maltraitée.
– Seigneur, personne n'oserait.
– D'où vient donc sa distraction?»
Ali répondit:
«Seigneur, elle sort depuis trois jours du palais dès que le soleil se couche, et elle va errer toute seule dans le parc au clair de la lune.
– Et à quelle heure rentre-t-elle?
– Quand le soleil se lève. Le premier soir, je voulais tenir les portes fermées, mais elle a commencé à rugir si fortement, que j'ai eu peur qu'elle ne voulût me dévorer, et, par Siva! je ne suis pas encore las de vivre.
– Au clair de la lune! dit Corcoran, tout pensif.
– Seigneur, reprit Ali, elle n'est pas tout à fait seule.
– Ah! ah! Est-ce que tu vas lui tenir compagnie?
– Moi! seigneur, je m'en garderais bien. J'ai voulu la suivre hier au soir; mais elle n'aime pas qu'on la surveille. Elle s'est retournée si brusquement vers moi, que j'ai couru jusqu'au palais sans m'arrêter.
– Mais enfin, comment sais-tu qu'elle n'était pas seule?
– A peine rentré dans le palais, je montai sur le toit en terrasse, et, grâce au clair de lune, j'aperçus la tigresse qui était étendue sur le mur du parc et qui avait l'air d'écouter un discours.... Tout à coup, celui que je ne voyais pas prit son élan et sauta sur le mur. Je vis sa tête et ses griffes, car c'était un grand et fort tigre d'une beauté admirable; mais Louison fut sans doute mécontente, car d'un coup de griffe elle le repoussa et le fit dégringoler dans le fossé. Il ne se tint pas pour battu et continua son discours; mais il n'osa pas renouveler l'assaut, car le mur a plus de trente pieds de haut, et il avait dû se fouler au moins une patte. Enfin, il se retira en rugissant.
– Ma foi, dit Corcoran, il faudra que je voie cela.»
III. Grande bataille.
Dès le soir même, vers six heures Corcoran se mit à l'affût dans le parc. Par précaution et de peur d'avoir à lutter contre le compagnon de Louison, il prit un revolver.
Il avait tort. Il ne faut jamais se mêler, sans nécessité, des affaires de son prochain, et même de ses plus intimes amis; au reste, Corcoran fut sévèrement puni de sa curiosité, ainsi qu'on le verra bientôt.
Vers six heures un quart, assis sur le mur, à quelques pas de l'endroit désigné, il entendit un grand bruit de feuilles froissées. C'était l'étranger qui se rendait à son poste, dans le fossé, au pied du mur, et qui annonça tout d'abord sa présence par un rugissement voilé, comme s'il eût voulu (et c'était, en effet, son intention) n'être entendu que de Louison. Celle-ci ne se fit pas attendre. Elle s'élança d'un bond sur le mur, jeta un regard distrait dans le fossé et, sans s'émouvoir de la présence de Corcoran, qu'elle voyait très-bien, écouta le discours du grand tigre.
Il a été longtemps à la mode de croire que les animaux n'avaient qu'un vague instinct et qu'ils ne raisonnaient ni ne sentaient. Descartes l'a dit; Malebranche l'a confirmé; tous deux se sont appuyés sur le témoignage de plusieurs illustres philosophes:– ce qui prouve que les savants n'ont pas le sens commun.
Que Malebranche m'explique, si c'est possible, pourquoi le tigre venait régulièrement tous les soirs faire visite à Louison, et quel scrupule de délicatesse empêchait celle-ci de le suivre au fond des bois et de reprendre sa liberté. C'était (qui pourrait en douter?) l'amitié de Corcoran qui la retenait à Bhagavapour. Ils se connaissaient et s'aimaient depuis si longtemps, que rien ne semblait plus pouvoir les séparer.
Ils se séparèrent pourtant.
La conversation du grand tigre et de Louison devait être intéressante, car elle était fort animée. Corcoran, qui prêtait l'oreille et qui entendait la langue des tigres aussi bien que le japonais et le mandchou, la traduisit à peu près ainsi:
«O ma chère soeur aux yeux fauves, qui brillent dans la nuit sombre comme les étoiles du ciel, disait le tigre, viens à moi et quitte cet odieux séjour. Laisse là ces lambris dorés et ce palais magnifique. Souviens-toi de Java, cette belle et chère patrie, où nous avons passé ensemble notre première enfance. C'est de là que je suis venu en nageant d'île en île jusqu'à Singapore, et redemandant ma soeur à tous les tigres de l'Asie. J'ai parcouru depuis trois ans Java, Sumatra, Bornéo. J'ai fouillé toute la presqu'île de Malacca, j'ai interrogé tous ceux du royaume de Siam, dont le pelage est si soyeux et si lustré, tous ceux d'Ava et de Rangoun, dont la voix retentit comme un éclat de tonnerre, tous ceux de la vallée du Gange, qui règnent sur le plus beau pays de la terre. Enfin je te retrouve! Viens au bord du fleuve limpide, au milieu des vertes forêts. Mon palais, à moi, c'est la vallée immense, c'est la montagne qui se perd dans les nuages, le Gaurisankar, dont nul pied humain n'a foulé les neiges éternelles. Le monde entier est à nous, comme il est à toutes les créatures qui veulent vivre librement sous les regards de Dieu. Nous chasserons ensemble le daim et la gazelle, nous étranglerons le lion orgueilleux et nous braverons le lourd éléphant, ce misérable esclave de l'homme. Notre tapis sera l'herbe fraîche et parfumée de la