L'amour impossible. Barbey d'Aurevilly
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Et cependant ce culte de sa beauté n’était pas si grand qu’il lui donnât les émotions que sa nature et son désir secret exigeaient. Il lui aurait fallu un autre être à admirer et à aimer que celui qu’elle rencontrait périodiquement chaque soir et chaque matin dans la glace de son alcôve. Elle n’en convenait pas vis-à-vis d’elle-même, car nos petits systèmes de fausseté à l’usage du monde nous suivent beaucoup plus loin qu’on ne croit : ils adhèrent à la conscience et s’introduiraient jusque dans nos prières à Dieu, si nous en faisions. Peut-être est-ce aller trop loin, nonobstant, que de dire qu’elle ne convenait pas de ce besoin d’affection tant de fois trompé déjà. Elle le masquait plutôt. Elle se donnait les airs élégiaques de torche fumante. Mais quoiqu’on pensât que le pied qui avait éteint et renversé un pareil flambeau dût être celui d’un grand profane ou d’un grand habile en fait de bonheur, on souriait d’incrédulité à ces discours sur la consommation définitive de sa faculté d’aimer, car s’il est beaucoup de femmes qui se prostitueront toujours en se donnant, vu la bassesse ordinaire des amants favorisés et des hommes en général, il n’est pas certain pour cela que les cœurs aimants soient radicalement corrigés des mouvements généreux. Autrement, la première épreuve malheureuse serait une garantie plus solide qu’elle n’a coutume de l’être en réalité.
Ces airs-là, du reste, n’étaient que des caprices en Mme de Gesvres ; ils n’entraient point dans son attitude ordinaire ; mais, comme elle était fort mobile, après avoir tourné le kaléidoscope de plusieurs manières ils ne manquaient jamais d’arriver. Ils devenaient même souvent le point de départ d’une théorie que beaucoup de femmes se permettent, et qui restait théorie dans la bouche de Mme de Gesvres, à cause justement de ces qualités précieuses que nous avons indiquées : la froideur des sens et la hauteur de son esprit. Cette théorie, à l’usage de tout ce qui est corrompu, ne va rien moins qu’à tuer la probité dans les sentiments les plus beaux et les relations les plus chères. C’est une déclaration d’indépendance, – ou plutôt une vraie déclaration de brigandage. Parce que l’on a été malheureuse une fois, parce qu’on a fait un choix indigne, on se croit hors du droit commun en amour. On se promet de la vengeance en masse, envers et contre tous. On mâche ses balles ; on empoisonne ses flèches et ses puits. C’est de la justice sur une grande échelle, c’est du talion élargi. Mais, comme l’on proclame bien haut ce qui serait peut-être dangereux si on voulait garder le silence, on donne du cœur à l’ennemi en lui annonçant le fil de l’épée. Quand Mme de Gesvres parlait des tourments qu’on devait infliger aux hommes, et qu’elle paraissait résolue à leur en prodiguer sans compter, n’allumait-elle pas elle-même le phare sur l’écueil ?
Ainsi elle avait le langage de la corruption et elle n’était pas corrompue, et l’ennui renforçait encore ce langage, auquel le monde se prenait avec son génie d’observation ordinaire. Elle répétait qu’il fallaittout faire, si tout amusait, principe fécond en nombreuses conséquences et dont, cynique de bonne compagnie, elle entrevoyait fort bien la portée. Seulement, si l’on eût invoqué le principe en son nom, si l’on se fût réclamé contre elle de la bravoure de sa parole, elle aurait mis bien vite sa fierté à couvert sous l’interrogation assez embarrassante : « Vous ai-je dit, Monsieur, que cela m’amusât ? »
Laurette s’en était allée après avoir mis aux pieds de sa belle maîtresse les molles pantoufles, nourrices de la rêverie. Elle l’avait déshabillée pendant le temps que j’ai essayé de faire connaître un peu en gros et rapidement le caractère qui doit donner la vie à cet récit. Mme de Gesvres restait assise sur une espèce de divan très bas. Elle avait repris la lettre jetée par elle dans la coupe irisée où elle avait déposé les aigues- marines de ses oreilles. Elle se mit à relire nonchalamment cette lettre si vite parcourue et qui disait :
Madame,
Une de vos amies, Mme d’Anglure, a eu la bonté de vous parler de moi quelquefois. Je n’ose croire à un intérêt qui me flatterait trop, ne fût-il que la curiosité la plus simple. Mais vous avez eu la grâce de dire à Mme d’Anglure qu’elle pouvait m’amener à vos pieds. Ce n’est pas là précisément le mot que vous avez dit ; mais c’est ma pensée.Retournerez-vous contre moi l’absence de Mme d’Anglure, qui ne doit revenir à Paris qu’au commencement du printemps, et ne me permettrez-vous pas, Madame, de me présenter seul chez vous ?
C’était, comme l’on voit, un billet fort simple pour demander une chose plus simple encore : le droit de se présenter et la faveur d’être reçu, ce qu’il y a au monde de plus officiel dans nos mœurs.
Le billet avait raison quand il disait que Mme de Gesvres avait exprimé à Mme d’Anglure le désir de voir chez elle M. de Maulévrier. Il avait tort quand il ajoutait qu’il n’oserait croire et toute la sournoiserie de modestie hypocrite qui suivait. Personne n’était moins modeste que M. de Maulévrier, et il osait très bien croire à l’intérêt qui devait le flatter le plus.
Il faut bien dire, car c’est la vérité, que M. de Maulévrier était l’amant de Mme d’Anglure, et que celle-ci, liée avec la marquise de Gesvres, lui avait raconté dans des confidences intimement ennuyeuses pour l’amie chargée du rôle d’écouter, tous ses impertinents bonheurs. Jeune, expansive, enthousiaste, Mme d’Anglure avait fait de Mme de Gesvres le témoin de bien des folles larmes. Comme Mme de Gesvres allait peu dans le monde et que M. de Maulévrier était fort blasé sur les plaisirs qu’on y goûte, il n’était pas étonnant qu’ils ne s’y fussent jamais rencontrés. D’un autre côté, dans le temps du règne de Mme de Gesvres, M. de Maulévrier ne vivait point à Paris.
Une chose qui prouve admirablement en faveur de notre société actuelle, c’est qu’autant on se perd corps et âme dans le mariage, autant on reste à la surface du monde au sein de l’amour le plus profond et le plus vrai. Un homme gagne cent pour cent aux yeux de toutes les femmes quand il passe pour avoir cette rareté grande, une véritable passion dans le cœur. C’est une distinction inappréciable, une décoration qui sied à l’air du visage ; cela fait bien, comme diraient des femmes de l’ordre de la Toison d’or sur une cravate de velours noir. Malgré la démocratie qui nous emporte, la Toison d’or aura encore pendant longtemps un très grand charme de parure ; mais quand on ne l’a pas à s’étaler sur la poitrine, un attachement très avoué pour une femme en particulier pose merveilleusement auprès des autres.
En sa qualité de femme, la marquise de Gesvres subissait cela comme les moins distinguées de son espèce. Aussi, plus d’une fois avait-elle demandé des détails à Mme d’Anglure sur la grande passionde M. de Maulévrier. Le diable sait seul probablement ce qui se passait dans sa tête pendant que Mme d’Anglure répondait longuement à ses questions. Il y avait peut-être le singulier intérêt qui s’attache pour toute femme à un amour qui n’est pas pour elle ; peut-être aussi un peu de malice, car Mme d’Anglure paraissait un peu sotte à sa tendre amie, et celle-ci s’était étonnée plus d’une fois qu’une pareille femme eût pu fixer un homme du mérite de M. de Maulévrier.
En effet, M. de Maulévrier avait un mérite incontesté dans le monde ; il y jouissait d’une réputation superbe d’homme d’esprit qui, comme la Fortune, était venue s’asseoir à sa porte sans qu’il lui eût fait la moindre avance. Son indolence était telle qu’on pouvait le voir cinquante fois de suite et ne pas connaître, comme l’on dit, la couleur de ses paroles. Eh bien ! son silence lui réussissait. On le respectait comme un serpent engourdi ; il passait, à raison ou à tort peut-être, mais enfin il passait pour un homme supérieur.
Cette réputation était venue jusqu’à Mme de Gesvres. Aussi lui semblait-il étrange que M. de Maulévrier