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Au reste, si tout l'attrait du vieux poème subsiste dans le «renouvellement» qu'on va lire, le danger qu'il pouvait présenter pour les contemporains de Béroul y est singulièrement atténué pour les nôtres. Les passions sont d'autant plus contagieuses pour les âmes qu'elles se présentent dans des âmes semblables: lorsqu'il s'agit d'âmes lointaines et très différentes, sinon dans leur fond, au moins dans les conditions extérieures de leur activité, les passions gardent toute leur grandeur et leur beauté, mais perdent beaucoup de leur force suggestive. Le Tristan et l'Iseut de Béroul, ressuscités par M. Bédier avec leurs costumes et leurs allures d'autrefois, avec leurs façons de vivre, de sentir et de parler moitié barbares, moitié médiévales, seront pour les lecteurs modernes comme les personnages d'un vieux vitrail, aux gestes raides, aux expressions naïves, aux physionomies énigmatiques. Mais derrière cette image, marquée de l'empreinte spéciale d'une époque, on voit, comme le soleil derrière le vitrail, resplendir la passion, toujours identique à elle-même, qui l'illumine et la fait flamboyer tout entière. Un éternel sujet des méditations de la pensée et des troubles du cœur, représenté par des figures dont l'archaïsme même fait l'intérêt, voilà tout le poème du renouveleur de Béroul. Il y a là déjà de quoi charmer les lecteurs curieux à la fois d'histoire et de poésie. Mais ce que je n'ai pu dire, ce qu'on découvrira avec ravissement à la lecture de cette œuvre antique, c'est le charme des détails, la mystérieuse et mythique beauté de certains épisodes, l'heureuse invention d'autres plus modernes, l'imprévu des situations et des sentiments, tout ce qui fait de ce poème un mélange unique de vétusté immémoriale et de fraîcheur toujours nouvelle, de mélancolie celtique et de grâce française, de naturalisme puissant et de fine psychologie. Je ne doute pas qu'il ne retrouve auprès de nos contemporains le succès qu'il a obtenu auprès de nos aïeux du temps des croisades. Il appartient vraiment à cette «littérature du monde» dont parlait Gœthe; il en avait disparu par une mauvaise fortune imméritée: il faut savoir un gré infini à M. Joseph Bédier de l'y avoir fait rentrer.
Comme M. G. Paris l'a trop bienveillamment exposé, j'ai tâché d'éviter tout mélange de l'ancien et du moderne. Ecarter les disparates, les anachronismes, le clinquant, vérifier le vetusta scribenti nescio quo pacto antiquus fit animus, obtenir sur soi-même, à force de sympathie historique et critique, de ne jamais mêler nos conceptions modernes aux antiques formes de penser et de sentir, tel a été mon dessein, mon effort, et sans doute, hélas! ma chimère. Mais mon texte est très composite, et si je voulais indiquer mes sources par le menu, il me faudrait mettre au bas des pages de ce petit livre autant de notes que Becq de Fouquières en a attaché aux poésies d'André Chénier. Je dois du moins au lecteur les indications générales que voici. Les fragments conservés des anciens poèmes français ont été, pour la plupart, publiés par Francisque Michel: Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures (Paris, Techener, 1835-18391). Le chapitre I de notre roman (les Enfances) est fortement abrégé des divers poèmes, mais principalement de Thomas, représenté par ses remanieurs étrangers. – Les chapitres II et III sont traités d'après Eilhart d'Oberg (édit. Lichtenstein, Strasbourg, 1878). – Le chapitre IV (le Philtre), d'après l'ensemble de la tradition, surtout d'après Eilhart. Quelques traits sont pris à Gottfried de Strasbourg (édit. W. Golther, Berlin et Stuttgart, 1888). —Chapitre V (Brangien), d'après Eilhart. —Chapitre VI (le Grand Pin). Au milieu de ce chapitre, à l'arrivée d'Iseut au rendez-vous sous le pin, commence le fragment de Béroul, que nous suivons fidèlement aux chapitres VII, VIII, IX, X, XI, en l'interprétant çà et là par le poème d'Eilhart et par différentes données traditionnelles. —Chapitre XII (le Jugement par le fer rouge). Résumé très libre du fragment anonyme qui suit le fragment de Béroul. —Chapitre XIII (la Voix du Rossignol). Inséré dans l'estoire d'après un poème didactique du treizième siècle, le Domnei des Amanz. – Chapitre XIV (le Grelot). Tiré de Gottfried de Strasbourg. —Chapitres XV-XVII. Les épisodes de Kariado et de Tristan lépreux sont empruntés à Thomas; le reste est traité, en général, d'après Eilhart. —Chapitre XVIII (Tristan fou). Remaniement d'un petit poème français, épisodique et indépendant. —Chapitre XIX (la Mort). Traduit de Thomas; des épisodes sont empruntés à Eilhart et au roman en prose française contenu dans le manuscrit 103 de la Bibliothèque Nationale.
I
LES ENFANCES DE TRISTAN
Du wærest zwâre baz genant:
Juvente bele et la riant!
Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort? C'est de Tristan et d'Iseut la reine. Écoutez comment à grand'joie, à grand deuil ils s'aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.
Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l'épée et par le conseil, comme eût fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait d'un merveilleux amour.
Il la prit à femme au moutier de Tintagel. Mais à peine l'eut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s'étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyauté, appelaient d'un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant; puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre.
Blanchefleur l'attendit longuement. Hélas! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l'avait tué en trahison. Elle ne le pleura point: ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains; son âme voulut, d'un fort désir, s'arracher de son corps. Rohalt s'efforçait de la consoler:
«Reine, disait-il, on ne peut rien gagner à mettre deuil sur deuil; tous ceux qui naissent ne doivent-ils pas mourir? Que Dieu reçoive les morts et préserve les vivants!..»
Mais elle ne voulait pas l'écouter. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour, elle mit au monde un fils, et, l'ayant pris entre ses bras:
«Fils, lui dit-elle, j'ai
1
J'indique ici ces éditions plus récentes, qui font partie des publications de la Société des anciens textes français (Paris, Didot): 1.