Voyage en Espagne. Gautier Théophile
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La chapelle de sainte Thècle est tout ce qu'on peut imaginer de plus étrange. L'architecte et le sculpteur semblent s'être donné pour but le plus d'ornements possible dans le moins d'espace possible; ils y ont parfaitement réussi, et je défierais l'ornemaniste le plus industrieux de trouver dans toute la chapelle la place d'une seule rosace ou d'un seul fleuron. C'est le mauvais goût le plus riche, le plus adorable et le plus charmant: ce ne sont que colonnes torses entourées de ceps de vigne, volutes enroulées à l'infini, collerettes de chérubins cravatés d'ailes, gros bouillons de nuages, flammes de cassolettes en coup de vent, rayons ouverts en éventail, chicorées épanouies et touffues, tout cela doré et peint de couleurs naturelles, avec des pinceaux de miniature. Les ramages des draperies sont exécutés fil par fil, point par point, et d'une effrayante minutie. La sainte, environnée par les flammes du bûcher, dont l'ardeur est excitée par des Sarrasins en costumes extravagants, lève vers le ciel ses beaux yeux d'émail, et tient dans sa petite main couleur de chair un grand rameau bénit, frisé à l'espagnole. Les voûtes sont travaillées dans le même goût. D'autres autels, d'une moindre dimension, mais d'une égale richesse, occupent le reste de la chapelle: ce n'est plus la finesse gothique, ni le goût charmant de la renaissance; la richesse est substituée à la pureté des lignes; mais c'est encore très-beau, comme toute chose excessive et complète dans son genre.
Les orgues, d'une grandeur formidable, ont des batteries de tuyaux disposées sur un plan transversal comme des canons pointés, d'un effet menaçant et belliqueux. Les chapelles particulières ont chacune leur orgue, mais plus petit. Dans le retablo d'une de ces chapelles nous vîmes une peinture d'une telle beauté, que je ne sais à quel maître l'attribuer, si ce n'est à Michel-Ange; les caractères irrécusables de l'école florentine à sa plus belle époque brillent victorieusement dans ce magnifique tableau, qui serait la perle du plus splendide musée. Cependant Michel-Ange ne peignit presque jamais à l'huile, et ses tableaux sont d'une rareté fabuleuse; je croirais volontiers que c'est une composition peinte par Sébastien del Piombo d'après un carton et sur un trait de ce sublime artiste. On sait que, jaloux du succès de Raphaël, Michel-Ange employa quelquefois Sébastien del Piombo pour réunir la couleur au dessin et dépasser son jeune rival. Quoi qu'il en soit, c'est un tableau admirable; la sainte Vierge, assise et noblement drapée, voile avec une écharpe transparente la divine nudité du petit Jésus, debout à côté d'elle. Deux anges en contemplation nagent silencieusement dans l'outremer du ciel; au fond l'on aperçoit un paysage sévère, des roches, des terrains et quelques pans de murs. La tête de la Vierge est d'une majesté, d'un calme et d'une puissance dont on ne peut donner l'idée avec des mots. Le cou est attaché aux épaules par des lignes si pures, si chastes et si nobles, la figure respire une si douce quiétude maternelle, les mains sont tournées si divinement, les pieds ont une telle élégance et un si grand style, qu'on ne peut détacher les yeux de cette peinture. Ajoutez à ce merveilleux dessin une couleur simple, solide, soutenue de ton, sans faux brillants, sans petites recherches de clair-obscur, avec un certain aspect de fresque qui s'harmonise parfaitement au ton de l'architecture, et vous aurez un chef-d'œuvre dont vous ne pourrez trouver l'équivalent que dans l'école florentine ou l'école romaine.
Il y a aussi, dans la cathédrale de Burgos, une sainte Famille sans nom d'auteur, que je soupçonne fort d'être d'André del Sarto, et des tableaux gothiques sur bois de Cornelis van Eyck, dont les pareils se trouvent dans la galerie de Dresde; les tableaux de l'école allemande ne sont pas rares en Espagne, et quelques-uns sont d'une grande beauté. Nous mentionnerons, en passant, quelques tableaux de fra Diego de Leyva, qui se fit chartreux à la Cartuja de Miraflores, à l'âge de cinquante-trois ans, entre autres celui qui représente le martyre de sainte Casilda, à qui le bourreau a coupé les deux seins: le sang jaillit à gros bouillons de deux plaques rouges laissées sur la poitrine par la chair amputée; les deux demi-globes gisent à côté de la sainte, qui regarde, avec une expression d'extase fiévreuse et convulsive, un grand ange à figure rêveuse et mélancolique qui lui apporte une palme. Ces effrayants tableaux de martyres sont très-nombreux en Espagne, où l'amour du réalisme et de la vérité dans l'art est poussé aux dernières limites. Le peintre ne vous fera pas grâce d'une seule goutte de sang; il faut qu'on voie les nerfs coupés qui se retirent, les chairs vives qui tressaillent, et dont la sombre pourpre contraste avec la blancheur exsangue et bleuâtre de la peau, les vertèbres tranchées par le cimeterre du bourreau, les marques violentes imprimées par les verges et les fouets des tourmenteurs, les plaies béantes qui vomissent l'eau et le sang par leur bouche livide: tout est rendu avec une épouvantable vérité. Ribera a peint, dans ce genre, des choses à faire reculer d'horreur el verdugo lui-même, et il faut réellement l'affreuse beauté et l'énergie diabolique qui caractérisent ce grand maître pour supporter cette féroce peinture d'écorcherie et d'abattoir, qui semble avoir été faite pour des cannibales par un valet de bourreau. Il y a vraiment de quoi dégoûter d'être martyr, et l'ange avec sa palme paraît une faible compensation pour de si atroces tourments. Encore Ribera refuse-t-il bien souvent cette consolation à ses torturés, qu'il laisse se tordre comme des tronçons de serpent dans une ombre fauve et menaçante que nul rayon divin n'illumine.
Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui: il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'est portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.
Le célèbre christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé les cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre: ce n'est plus de la pierre ni du bois enluminé, c'est une peau humaine (on le dit du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux, les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraie ronce, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités que l'on croirait qu'ils ruissellent effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout.
Nous sortîmes de la cathédrale éblouis, écrasés, soûls de chefs-d'œuvre et n'en pouvant plus d'admiration, et nous eûmes tout au plus la force de jeter un coup d'œil distrait sur l'arc de Fernand Gonzalès, essai d'architecture classique tenté, au commencement de la renaissance, par Philippe de Bourgogne. On nous fit voir aussi la maison du Cid; quand je dis la maison du Cid, je m'exprime mal, mais la place où elle a pu être: c'est un carré de terrain entouré de bornes; il ne reste pas le moindre vestige qui puisse autoriser cette croyance, mais rien aussi ne prouve le contraire, et, dans ce cas, il n'y a aucun inconvénient à s'en rapporter à la tradition. La maison du Cordon, ainsi nommée des lacs qui s'enroulent autour des portes, encadrent les fenêtres et se jouent à travers les architectures, mérite d'être examinée; elle sert d'habitation au chef politique de la province, et nous y rencontrâmes quelques alcades