Voyage en Espagne. Gautier Théophile
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Comme il arrive souvent que le taureau exaspéré franchit la première barrière, la seconde est garnie en outre d'un réseau de cordes destinées à prévenir un autre élan; plusieurs charpentiers avec des haches et des marteaux se tiennent prêts à réparer les dommages qui peuvent en résulter pour les clôtures, en sorte que les accidents sont pour ainsi dire impossibles. Cependant l'on a vu des taureaux de muchas piernas (de beaucoup de jambes), comme on les appelle techniquement, franchir la seconde enceinte, comme en fait foi une gravure de la Tauromaquia de Goya, le célèbre auteur des Caprices, gravure qui représente la mort de l'alcade de Torrezon, misérablement embroché par un taureau sauteur.
À partir de cette seconde enceinte commencent les gradins destinés aux spectateurs: ceux qui sont près des cordes s'appellent places de barrera, ceux du milieu tendido, et les autres qui sont adossés au premier rang de la grada cubierta, prennent le nom de tabloncillos. Ces gradins, qui rappellent ceux des amphithéâtres de Rome, sont en granit bleuâtre, et n'ont d'autre toiture que le ciel. Immédiatement après viennent les places couvertes, gradas cubiertas, qui se divisent ainsi: delantera, places de devant; centro, places du milieu; et tabloncillo, places adossées. Par-dessus, s'élèvent les loges appelées palcos et palcos por asientos, au nombre de cent dix. Ces loges sont très-grandes et peuvent contenir une vingtaine de personnes. Le palco por asientos offre cette différence avec le palco simple, qu'on y peut prendre une seule place, comme une stalle de balcon à l'Opéra. Les loges de la Reina Gobernadora y de la inocente Isabel sont décorées avec des draperies de soie et fermées par des rideaux. À côté se trouve la loge de l'ayuntamiento (municipalité), qui préside la place et doit résoudre les difficultés qui se présentent.
Le cirque, ainsi distribué, contient douze mille spectateurs, tous assis à l'aise et voyant parfaitement, chose indispensable dans un spectacle purement oculaire. Cette immense enceinte est toujours pleine, et ceux qui ne peuvent se procurer des places de sombra (places à l'ombre) aiment encore mieux cuire tout vifs sur les gradins au soleil que de manquer une course. Il est de rigueur, pour les gens qui se piquent d'élégance, d'avoir leur loge aux Taureaux, comme à Paris, une loge aux Italiens.
Quand je débouchai du corridor pour m'asseoir à ma place, j'éprouvai une espèce d'éblouissement vertigineux. Des torrents de lumière inondaient le cirque, car le soleil est un lustre supérieur qui a l'avantage de ne pas répandre d'huile, et le gaz lui-même ne l'effacera pas de longtemps. Une immense rumeur flottait comme un brouillard de bruit au-dessus de l'arène. Du côté du soleil palpitaient et scintillaient des milliers d'éventails et de petits parasols ronds emmanchés dans des baguettes de roseau; on eût dit des essaims d'oiseaux de couleurs changeantes essayant de prendre leur vol: il n'y avait pas un seul vide. Je vous assure que c'est déjà un admirable spectacle que douze mille spectateurs dans un théâtre si vaste que Dieu seul peut en peindre le plafond avec le bleu splendide qu'il puise à l'urne de l'éternité.
La garde nationale à cheval, qui est fort bien montée et fort bien habillée, faisait le tour de l'arène, précédée de deux alguazils en costume, panache et chapeau à la Henri IV, justaucorps et manteau noirs, bottes à l'écuyère, et chassait devant elle quelques aficionados obstinés et quelques chiens retardataires. L'arène demeurée vide, les deux alguazils allèrent chercher les toreros, se composant des picadores, des chulos, des banderilleros et de l'espada, principal acteur du drame, qui firent leur entrée au son d'une fanfare. Les picadores montaient des chevaux dont les yeux étaient bandés, parce que la vue du taureau pourrait les effrayer et les jeter dans des écarts dangereux. Leur costume est très-pittoresque: il se compose d'une veste courte, qui ne se boutonne pas, de velours orange, incarnat, vert ou bleu, chargée de broderies d'or ou d'argent, de paillettes, de passequilles, de franges, de boutons en filigrane et d'agréments de toutes sortes, surtout aux épaulettes où l'étoffe disparaît complètement sous un fouillis lumineux et phosphorescent d'arabesques entrelacées; d'un gilet dans le même style, d'une chemise à jabot, d'une cravate bariolée et nouée négligemment, d'une ceinture de soie, et de pantalons de peau de buffle fauve rembourrés et garnis de tôle intérieurement, comme les bottes des postillons, pour défendre les jambes contre les coups de corne du taureau; un chapeau gris (sombrero) à bords énormes, à forme basse, enjolivé d'une énorme touffe de faveurs; une grosse bourse, ou cadogan, en rubans noirs, qui se nomme, je crois, moño, et qui réunit les cheveux derrière la tête, complètent l'ajustement. Le picador a pour arme une lance ferrée d'une pointe d'un ou deux pouces de longueur; ce fer ne peut pas blesser le taureau dangereusement, mais suffit pour l'irriter et le contenir. Un pouce de peau adapté à la main du picador empêche la lance de glisser; la selle est très-haute par devant et par derrière, et ressemble aux harnais bardés d'acier où s'enchâssaient, pour les tournois, les chevaliers du moyen âge; les étriers sont en bois et forment sabots, comme les étriers turcs; un long éperon de fer, aigu comme un poignard, arme le talon du cavalier; pour diriger les chevaux, souvent à moitié morts, un éperon ordinaire ne suffirait pas.
Les chulos ont un air fort leste et fort galant avec leurs culottes courtes de satin, vertes, bleues ou roses, brodées d'argent sur toutes les coutures, leurs bas de soie couleur de chair ou blancs, leur veste historiée de dessins et de ramages, leur ceinture serrée et leur petite montera perchée coquettement vers l'oreille; ils portent sur le bras un manteau d'étoffe (capa) qu'ils déroulent et font papillonner devant le taureau pour l'irriter, l'éblouir, ou lui donner le change. Ce sont des jeunes gens bien découplés, minces et sveltes au contraire des picadores qui se font en général remarquer par une haute taille et des formes athlétiques: les uns ont besoin de force, les autres d'agilité.
Les banderilleros portent le même costume et ont pour spécialité de planter dans les épaules du taureau des espèces de flèches munies d'un fer barbelé et enjolivées de découpures de papier; ces flèches se nomment banderillas, et sont destinées à raviver la fureur du taureau et à lui donner le degré d'exaspération nécessaire pour qu'il se présente bien à l'épée du matador. On doit poser deux banderillas à la fois, et pour cela il faut passer les deux bras entre les cornes du taureau, opération délicate pendant laquelle des distractions seraient dangereuses.
L'espada ne diffère des banderilleros que par un costume plus riche, plus orné, quelquefois de soie pourpre, couleur particulièrement désagréable au taureau. Ses armes sont une longue épée avec une poignée en croix et un morceau d'étoffe écarlate ajouté sur un bâton transversal; le nom technique de cette espèce de bouclier flottant est muleta.
Vous connaissez maintenant le théâtre et les acteurs; nous allons vous les montrer à l'œuvre.
Les picadores escortés des chulos vont saluer la loge de l'ayuntamiento d'où on leur jette les clefs du toril; les clefs sont ramassées et remises à l'alguazil, qui va les porter au garçon de combat, et se sauve au grand galop au milieu des huées et des cris de la foule, car les alguazils et tous les représentants de la justice ne sont guère plus