Nanon. Жорж Санд
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– Et puis, reprit le petit frère en parlant à mon oncle, il y a un manquement de connaissance dans ce que vous dites, mon père Jean! Vous n'aviez pas de droits à faire valoir pour forcer le moutier à vous défendre. Un jour ou l'autre, il vous eût abandonnés par peur ou par faiblesse, et vous eussiez été contraints de vous mettre en révolte et en guerre avec lui. La nouvelle loi vous sauve de ce malheur-là.
Mon oncle eut l'air de se rendre à de si bonnes raisons, mais il était compatissant et plaignait la misère où les moines allaient tomber. Le petit frère lui apprit qu'ils y gagneraient plutôt, parce qu'on avait le projet d'ôter aux évêques et au grand clergé pour indemniser les ordres religieux et rétribuer mieux les curés de campagne.
– J'entends bien, répondait mon oncle: on leur fera de bons traitements qui vaudront mieux que leur mauvaise exploitation et les redevances qu'on leur payait si mal; mais comptez-vous pour rien la honte de n'être plus ni propriétaires ni seigneurs? J'ai toujours pensé que celui qui a la terre est au-dessus de celui qui a l'argent.
Dans la journée, mon oncle, qui était très bien vu des moines depuis qu'il avait sauvé la Bonne Dame de la fontaine aux miracles, – cette Bonne Dame leur rapportant beaucoup d'offrandes et d'argent, – voulut aller savoir des moines eux-mêmes si la nouvelle était vraie. Il y descendit et trouva le moutier en grand émoi. En voyant arriver les gens de loi et en recevant la signification, M. le prieur était tombé en apoplexie. Il trépassa dans la nuit, et mon oncle s'en affecta beaucoup. Les vieux ne se voient point partir les uns les autres sans en être frappés. Il commença de se sentir malade, ne mangea plus et devint comme indifférent à tout ce qui se disait autour de lui. Toute la paroisse était en liesse, la jeunesse surtout. On comprenait sinon le bonheur d'être affranchis, – on ne savait pas comment les choses tourneraient, – du moins l'honneur d'être des hommes libres, comme disait le petit frère. Mon pauvre grand-oncle avait été serf si longtemps, qu'il ne pouvait pas s'imaginer une autre vie et d'autres habitudes. Il s'en étonna et s'en tourmenta si fort, qu'il en mourut huit jours après M. le prieur. Il fut très regretté, comme doit l'être un homme juste et patient qui a su beaucoup souffrir et travailler sans se plaindre. Mes deux cousins le pleurèrent de grand coeur trois jours durant, après quoi ils se remirent au travail avec la soumission qu'on doit à Dieu.
Quant à moi, je n'étais pas assez raisonnable pour me consoler si tôt, et j'eus un si long chagrin, qu'on s'en étonna jusqu'à me blâmer. La Mariotte me grondait de me voir pleurer sans cesse en conduisant ma brebis, sans plus m'intéresser à elle ni à rien. Elle me disait que je voulais penser autrement que les autres; que les personnes comme nous, étant nées pour être malheureuses, devaient s'habituer à avoir un grand courage et ne_ _point caresser leurs peines.
– Que voulez-vous! lui disais-je, je n'ai jamais eu de chagrin; je ne suis pas tendre pour mon corps, le froid ni la faim ne m'ont jamais fâchée. Je ne sens guère la fatigue et je peux dire que je n'ai jamais souffert de ce qui fait gémir les autres; mais je ne pensais jamais que mon grand-oncle dût mourir! J'étais accoutumée à le voir vieux. J'avais si soin de lui, qu'il paraissait encore content de vivre. Il ne me parlait guère, mais il me souriait toujours. Il ne m'a jamais reproché d'être tombée à sa charge, et il a tant travaillé pour moi, cependant! Quand je pense à lui, je ne peux pas me retenir de pleurer, et il faut que ce soit plus fort que moi, puisque je pleure en dormant et me réveille au matin la figure toute mouillée.
Le petit frère était le seul qui ne se montrât pas scandalisé de mon long chagrin. Tout au contraire, en me disant que je n'étais pas comme les autres, il ajoutait que je valais mieux et qu'il m'en estimait davantage.
– Mais ce sera peut-être un malheur pour toi, disait-il; tu as une grande force d'amitié; on ne te rendra pas cela comme tu le mérites.
Il venait tous les jours chez nous, ou bien il me rejoignait aux champs où j'allais presque toujours seule; la gaieté des enfants de mon âge m'attristait, et ma tristesse les ennuyait. Avec Émilien, je faisais effort pour m'en distraire, tant il mettait de complaisance à me vouloir consoler. Je m'attachai à lui sérieusement: il me sembla qu'il me remplaçait l'ami que j'avais perdu, et je vis bien que, si je ne pouvais pas bien comprendre encore ses idées et son caractère, il y avait au moins une chose dont je pouvais être sûre, – la grande charité de son coeur.
V
Je continuais à demeurer avec mes cousins et à tenir leur pauvre ménage du mieux que je pouvais. Mais, comme ils s'absentaient souvent pour leur ouvrage et découchaient quand ils allaient au loin, la Mariotte, ne voulant pas me laisser seule, avait fait porter ma petite couchette dans sa maison. Elle n'était pas fâchée de m'avoir, car c'était une femme seule aussi, veuve, avec des enfants mariés, établis en un autre endroit.
Elle avait de l'idée, comme on disait chez nous, et m'apprenait à en avoir; c'est-à-dire qu'étant très pauvre, elle savait se tirer d'affaire autant par son travail que par l'esprit qu'elle avait pour ne rien perdre et tirer parti de tout. Il y en a comme cela qui, avec un rien chez elles et sur elles, viennent à bout de se tenir propres, de paraître ne point manquer. La plus grande partie des autres femmes de chez nous, même les plus aisées, ne se faisaient point honneur de ce qu'elles avaient, ou tombaient dans les privations pour n'avoir rien prévu et laissé perdre beaucoup de choses.
J'allais apprenant cela et apprenant aussi avec le petit frère. Je commençais à savoir écrire et compter un peu en chiffres. Dans le voisinage, on me tenait pour un petit prodige et on s'étonnait que le petit frère, si dissipé, si ami de la chasse et de la pêche, mît tant de suite et de bon vouloir à m'instruire. Mon petit savoir était un grand cadeau qu'il me faisait, car je commençais à avoir des élèves, l'hiver à la veillée, et, quand les habitants avaient quelques papiers à me faire lire, ils venaient à moi; et pour tout cela, je recevais en denrées quelques petits cadeaux. Ils avaient bien pour me remplacer le petit frère, qui ne refusait jamais, mais les paysans sont défiants. De ce qu'il était du couvent et noble de naissance, ils ne se livraient point à lui comme à moi, l'enfant de la race et du pays.
Les biens du couvent avaient été mis en vente; mais, malgré le grand désir qu'on en avait eu, personne n'osait en acheter. On craignait que la loi ne fût pas de durée, et les moines en parlaient en ricanant, disant: «Ce n'est pas fait!» et puis la nation ayant besoin d'argent ne donnait que trois mois de crédit. Ce n'était pas assez pour des gens comme nous, et la spéculation, qui s'était tenue prête à acheter pour revendre, trouvait que c'était encore trop tôt pour se risquer.
Pourtant, la confiance vint tout d'un coup, je ne saurais dire comment, après la fête du 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. Toute la France faisait cette fête qu'on appelait fête de la Fédération. Le petit frère m'expliqua que l'on se réjouissait surtout d'avoir une seule et même loi pour toute la France, et il me fit comprendre que, de ce moment, nous étions tous enfants de la même patrie. Il en paraissait heureux comme jamais je ne l'avais vu et sa joie passa dans mon coeur, malgré le peu de connaissance que j'avais encore pour juger un si grand événement.
La fête fut très étonnante dans notre paroisse sauvage, perdue au fond des montagnes. D'abord on ne disait déjà plus _la paroisse, _on disait _la commune _depuis qu'on n'était plus aux moines et qu'on avait nommé des municipaux. Les moines regardaient faire, et, soit bêtise, soit malice, on n'a jamais bien su lequel, ils se disaient contents de tout ce qui arrivait. Il y en avait deux jeunes, pas si jeunes que le petit frère, car ils avaient prononcé leurs voeux, qui paraissaient s'ennuyer beaucoup de leur état et qui souhaitaient de s'en retirer depuis qu'ils savaient qu'ils le pouvaient. Le jour de la fête, ils décidèrent les vieux à ouvrir les portes du moutier à la municipalité et aux habitants, pour qu'on pût fêter la Fédération dans un grand local avec des abris en cas d'orage. Les vieux y consentirent, pensant que,