Mademoiselle La Quintinie. Жорж Санд
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Quant à mon avis… qu'importe? Puis-je dire que j'ai un avis, une théorie quelconque à opposer au programme que mon ami s'est fait sur l'amour et le mariage? Non, en vérité, je n'avais pas encore beaucoup pensé au mariage, moi, et, depuis que j'aime, tout se résume pour moi dans le besoin de l'amour éternel, de l'amour exclusif. Le mot de mariage ne m'offre pas un sens à part, et je ne peux rien discuter à ce sujet avec Henri, qui fait de l'amour une sorte de satisfaction physique légitime, énergique et amicale, mais où il semble que les croyances, les opinions, les idées en un mot doivent faire éternellement deux lits.
Je lui ai juré que ni toi ni moi n'apporterions d'obstacle à ses projets, et je le priai de ne pas se préoccuper des miens à ce point de vue.
Deux jours après, nous allâmes rendre notre visite à M. de Turdy. Il était seul. Sa petite-fille va de temps en temps voir sa tante à Chambéry. Les jeunes personnes du monde vont rarement ainsi seules dans leur voiture. Moi, je n'y trouvais rien à redire, je devais croire et je crois à la fidélité et au dévouement des vieux serviteurs auxquels M. de Turdy confie son unique enfant; mais Henri, qui est plus occupé que moi des usages, a demandé assez naïvement au vieillard si les jeunes Savoyardes jouissaient de la liberté qu'on accorde aux demoiselles anglaises.
«Non, pas du tout, a-t-il répondu; mais ma Lucie, n'est plus une petite pensionnaire. Elle n'a pas de mère, sa tante est infirme, et, moi, je suis bien vieux; je me déplace difficilement. Son père n'est ici que lorsqu'il peut dérober quelques jours à ses fonctions militaires. Lucie a le cœur partagé entre nous trois; elle ne peut guère suivre le général, qui n'est jamais installé que provisoirement, et qui, étant toujours censé en activité de service, se flatte toujours d'entrer en campagne à la première occasion. C'est un bon père que mon gendre, et il voit que Lucie est plus convenablement et plus heureusement fixée dans la vieille famille sédentaire que dans une ville de garnison. Il a donc bien voulu me faire jusqu'ici le sacrifice de me laisser mon bâton de vieillesse, et je lui en sais un gré extrême. C'est un homme excellent, bien qu'un peu imposant de manières.»
En prononçant ce mot d'imposant, M. de Turdy eut une sorte de mystérieux sourire qui me frappa, mais qui ne m'a pas été expliqué. Il continua de motiver à nos yeux, avec une condescendance qui me frappa aussi, l'espèce de liberté dont jouit sa petite-fille, et c'est alors seulement que j'appris l'âge de Lucie. Je ne le soupçonnais pas: je lui avais donné de seize à dix-sept ans.
«Elle est majeure depuis un an, nous dit-il, et je trouve qu'il serait ridicule de l'astreindre à toutes les minuties de l'étiquette nécessaires aux petites ingénues. Elle est arrivée à la jeunesse complète, entourée de tant d'estime et de respect, que nous croyons juste, sa tante et moi, de lui laisser recueillir un peu le bénéfice de sa raison et de sa piété.»
Puis, s'adressant à Henri, il ajouta:
«Vous trouverez peut-être ce dernier mot un peu rauque dans ma bouche de mécréant; mais je veux vous dire – devant votre jeune ami précisément – que je me suis fort amendé depuis un an ou deux. Il est temps, n'est-il pas vrai? N'allez pourtant pas me croire converti! Les capucinades sont fort de mode en ce temps-ci. Moi, j'ai passé l'âge où elles pourraient être utiles, et je m'en tiendrai à la chose qui m'a suffi jusqu'à ce jour. Je nie le Dieu personnel, voyant, écoutant, veillant et réglementant la création à la manière d'un administrateur émérite. Si Dieu existe, il n'a, selon moi, de comptes à rendre à personne de sa gestion, et il l'abandonne aux lois établies par la force des choses. Je sais que vous n'êtes pas beaucoup plus spiritualiste que moi, mon cher Valmare; mais votre jeune ami… dont j'ignore absolument les opinions…»
Je lui demandai si c'était une question qu'il me faisait l'honneur de m'adresser.
«Non, reprit-il, je n'ai pas ce droit-là, et, d'ailleurs, je reconnais aujourd'hui que je ne l'ai envers personne. Il fut un temps où j'étais un peu fanatique d'incrédulité, et où les momeries me poussaient à bout. J'ai mis de l'eau dans mon vin, où plutôt ma petite-fille a baptisé mon breuvage, et je me suis laissé faire. Elle m'a reproché mon intolérance; elle m'a juré qu'elle respectait mes idées, qu'elle ne chercherait jamais à me les ôter, et elle m'a tenu parole. Enfin ma petite dévote a remporté la victoire. Je ne dis plus rien, je laisse à chacun sa fantaisie, je ne me moque plus des pratiques; je ne réclame plus la liberté de conscience, puisqu'on me l'accorde à moi-même. Qu'en pensez-vous?»
Il me regardait. Je ne sais ce que j'allais répondre; peut-être n'aurais-je pas du tout répondu, lorsque mademoiselle La Quintinie entra. Je ne m'y attendais pas. Elle était venue par le lac, elle avait monté la côte à pied et s'était introduite sans fracas par le jardin; elle avait laissé son chapeau sur un banc, elle se trouva assise au milieu de nous après avoir baisé le front blanc et luisant de son grand-père, comme si, ayant assisté à la conversation, elle le remerciait de ce qu'il venait de dire.
Je crois qu'elle avait effectivement surpris et deviné ses dernières paroles, car elle se tourna gaiement vers Henri en lui disant:
«Vous n'allez pas soutenir le contraire, monsieur Valmare?
– Je n'avais pas la parole, répondit Henri en me désignant. Voici l'oracle consulté.
– Un oracle! déjà? s'écria Lucie avec son beau rire moqueur et caressant.
– Quand on est oracle à mon âge, lui répondis-je, on reste muet, ou l'on s'en tire par des énigmes.
– Ni l'un ni l'autre, reprit-elle, ou bien l'on n'est qu'un faux oracle, c'est-à-dire rien. Moi, je sais que vous êtes quelque chose, on nous l'a dit, et je crois de tout mon cœur que vous êtes quelqu'un. Il faut parler et dire de bonne foi tout ce que vous pensez.»
Il me sembla qu'elle me faisait subir à dessein un interrogatoire, que son grand-père s'y prêtait, qu'il avait amené cela, et qu'elle en tirerait parti avec adresse, tout en y mettant une apparence d'imprévu.
Pensait-on déjà que je me présentais, et que je m'offrais sans retour? Henri avait-il déjà, dès ma première visite, trahi le secret de mon mutisme effaré? Henri, si prudent pour lui-même dans la vie, était-il à ce point imprudent pour les autres? Je me crus placé sur la sellette, et j'eus un mouvement de terreur et de dépit si prononcé, que je faillis m'enfuir sans dire un mot.
Lucie vit mon air éperdu. Je crois que je rougissais comme un enfant. Elle fut très-gaie, et d'une gaieté dont il était impossible de se piquer; car cet accent de bonté qui est en elle, ce ton de bonhomie presque fraternelle dès le premier abord, est une séduction dont je ne puis te donner l'idée. Elle prétendit que j'étais en proie au vertige des pythonisses, que je regardais la fenêtre, et elle courut la fermer, assurant que j'avais le projet de m'envoler pour soustraire le secret des dieux à la vaine curiosité des mortels. Quand j'eus ri et plaisanté à mon tour, j'espérai en être quitte; mais Henri, qui voulait absolument me faire briller, y revint, et Lucie insista. Je pris mon parti alors avec la témérité que soulève en moi la moindre apparence de persécution. C'est de mon âge, et c'était mon droit. Je veux tâcher de me bien rappeler ce que j'ai dit ce jour-là; car, dès ce jour-là, j'ai brûlé mes vaisseaux et compromis sans retour mon rêve d'amour et de bonheur.
J'ai dit que les oracles n'étaient pas responsables de leurs arrêts, qu'ils étaient la proie toute passive d'une vérité infernale ou céleste agissant en dehors d'eux et malgré eux. Là-dessus, j'ai déclaré que je ne voyais pas matière à prononcer, parce que je ne me trouvais aux prises en ce moment avec aucune foi réelle. M. de Turdy, en accordant à sa petite-fille le droit de croire au Dieu personnel, cessait d'être