Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile
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Rapports du suicide et de la folie dans les différents pays d'Europe.
Ainsi les pays où il y a le moins de fous sont ceux où il y a le plus de suicides; le cas de la Saxe est particulièrement frappant. Déjà, dans sa très bonne étude sur le suicide en Seine-et-Marne, le docteur Leroy avait fait une observation analogue. «Le plus souvent, dit-il, les localités où l'on rencontre une proportion notable de maladies mentales en ont également une de suicides. Cependant les deux maxima peuvent être complètement séparés. Je serais même disposé à croire qu'à côté de pays assez heureux… pour n'avoir ni maladies mentales ni suicides… il en est où les maladies mentales ont seules fait leur apparition». Dans d'autres localités c'est l'inverse qui se produit[38].
Morselli, il est vrai, est arrivé à des résultats un peu différents[39]. Mais c'est d'abord qu'il a confondu sous le titre commun d'aliénés les fous proprement dits et les idiots[40]. Or, ces deux affections sont très différentes, surtout au point de vue de l'action qu'elles peuvent être soupçonnées d'avoir sur le suicide. Loin d'y prédisposer, l'idiotie paraît plutôt en être un préservatif; car les idiots sont, dans les campagnes, beaucoup plus nombreux que dans les villes, tandis que les suicides y sont beaucoup plus rares. Il importe donc de distinguer deux états aussi contraires quand on cherche à déterminer la part des différents troubles névropathiques dans le taux des morts volontaires. Mais, même en les confondant, on n'arrive pas à établir un parallélisme régulier entre le développement de l'aliénation mentale et celui du suicide. Si, en effet, prenant comme incontestés les chiffres de Morselli, on classe les principaux pays d'Europe en cinq groupes d'après l'importance de leur population aliénée (idiots et fous étant réunis sous la même rubrique), et si l'on cherche ensuite quelle est dans chacun de ces groupes la moyenne des suicides, on obtient le tableau suivant:
On peut bien dire qu'en gros, là où il y a beaucoup de fous et d'idiots, il y a aussi beaucoup de suicides et inversement. Mais il n'y a pas entre les deux échelles une correspondance suivie qui manifeste l'existence d'un lien causal déterminé entre les deux ordres de phénomènes. Le second groupe qui devrait compter moins de suicides que le premier en a davantage; le cinquième qui, au même point de vue, devrait être inférieur à tous les autres est, au contraire, supérieur au quatrième et même au troisième. Si enfin, à la statistique de l'aliénation mentale que rapporte Morselli, on substitue celle de Koch qui est beaucoup plus complète et, à ce qu'il semble, plus rigoureuse, l'absence de parallélisme est encore beaucoup plus accusée. Voici, en effet, ce que l'on trouve[41].
Une autre comparaison faite par Morselli entre les différentes provinces d'Italie est, de son propre aveu, peu démonstrative[42].
5° Enfin, comme la folie passe pour croître régulièrement depuis un siècle[43] et qu'il en est de même du suicide, on pourrait être tenté de voir dans ce fait une preuve de leur solidarité. Mais ce qui lui ôte toute valeur démonstrative, c'est que, dans les sociétés inférieures, où la folie est très rare, le suicide, au contraire, est parfois très fréquent, comme nous l'établirons plus loin[44].
Le taux social des suicides ne soutient donc aucune relation définie avec la tendance à la folie, ni, par voie d'induction, avec la tendance aux différentes formes de la neurasthénie.
Et en effet, si, comme nous l'avons montré, la neurasthénie peut prédisposer au suicide, elle n'a pas nécessairement cette conséquence. Sans doute, le neurasthénique est presque inévitablement voué à la souffrance s'il est mêlé de trop près à la vie active; mais il ne lui est pas impossible de s'en retirer pour mener une existence plus spécialement contemplative. Or, si les conflits d'intérêts et de passions sont trop tumultueux et trop violents pour un organisme aussi délicat, en revanche, il est fait pour goûter dans leur plénitude les joies plus douces de la pensée. Sa débilité musculaire, sa sensibilité excessive, qui le rendent impropre à l'action, le désignent, au contraire, pour les fonctions intellectuelles qui, elles aussi, réclament des organes appropriés. De même, si un milieu social trop immuable ne peut que froisser ses instincts naturels, dans la mesure où la société elle-même est mobile et ne peut se maintenir qu'à condition de progresser, il a un rôle utile à jouer; car il est, par excellence, l'instrument du progrès. Précisément parce qu'il est réfractaire à la tradition et au joug de l'habitude, il est une source éminemment féconde de nouveautés. Et comme les sociétés les plus cultivées sont aussi celles où les fonctions représentatives sont le plus nécessaires et le plus développées, et qu'en même temps, à cause de leur très grande complexité, un changement presque incessant est une condition de leur existence, c'est au moment précis où les neurasthéniques sont le plus nombreux, qu'ils ont aussi le plus de raisons d'être. Ce ne sont donc pas des êtres essentiellement insociaux, qui s'éliminent d'eux-mêmes parce qu'ils ne sont pas nés pour vivre dans le milieu où ils sont placés. Mais il faut que d'autres causes viennent se surajouter à l'état organique qui leur est propre pour lui imprimer cette tournure et le développer dans ce sens. Par elle-même, la neurasthénie est une prédisposition très générale qui n'entraîne nécessairement à aucun acte déterminé, mais peut, suivant les circonstances, prendre les formes les plus variées. C'est un terrain sur lequel des tendances très différentes peuvent prendre naissance selon la manière dont il est fécondé par les causes sociales. Chez un peuple vieilli et désorienté, le dégoût de la vie, une mélancolie inerte, avec les funestes conséquences qu'elle implique, y germeront facilement; au contraire, dans une société jeune, c'est un idéalisme ardent, un prosélytisme généreux, un dévouement actif qui s'y développeront de préférence. Si l'on voit les dégénérés se multiplier aux époques de décadence, c'est par eux aussi que les États se fondent; c'est parmi eux que se recrutent tous les grands rénovateurs. Une puissance aussi ambiguë[45] ne saurait donc suffire à rendre compte d'un fait social aussi défini que le taux des suicides.
V
Mais il est un état psychopathique particulier, auquel on a, depuis quelque temps, l'habitude d'imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C'est l'alcoolisme. Déjà on lui attribue, à tort ou à raison, les progrès de la folie, du paupérisme, de la criminalité. Aurait-il quelque influence sur la marche du suicide? A priori, l'hypothèse paraît peu vraisemblable. Car c'est dans les classes les plus cultivées et les plus aisées que le suicide fait le plus de victimes et ce n'est pas dans ces milieux que l'alcoolisme a ses clients les plus nombreux. Mais rien ne saurait prévaloir contre les faits. Examinons-les.
Si l'on compare la carte française des suicides avec celle des poursuites pour abus de boissons[46], on n'aperçoit entre elles presque aucun rapport. Ce qui caractérise la première, c'est l'existence de deux grands foyers de contamination dont l'un est situé dans l'Île-de-France et s'étend de là vers l'Est, tandis que l'autre occupe la côte méditerranéenne, de Marseille à Nice. Tout autre est la distribution des taches claires et des taches sombres sur la carte de l'alcoolisme. Ici, l'on trouve trois centres principaux, l'un en Normandie et plus particulièrement dans la Seine-Inférieure, l'autre dans le Finistère et les départements bretons en général, le troisième enfin dans le Rhône et la région voisine. Au contraire, au point de vue du suicide, le Rhône n'est pas au-dessus de la moyenne, la plupart des départements normands sont au-dessous, la Bretagne est presque indemne. La géographie des deux phénomènes est donc trop différente pour qu'on puisse imputer à l'un une part importante dans la production de l'autre.
On arrive au même résultat, si l'on compare le suicide non plus aux délits d'ivresse, mais aux maladies nerveuses ou mentales causées par l'alcoolisme.