Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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les uns des autres, semblent tous reproduire un même modèle, il est légitime de les attribuer à cette même cause, d'autant plus qu'elle doit avoir son maximum d'action dans ces familles où tout concourt à en accroître la puissance.

      Bien des sujets ont, d'ailleurs, le sentiment qu'en faisant comme leurs parents, ils cèdent au prestige de l'exemple. C'est le cas d'une famille observée par Esquirol: «Le plus jeune (frère) âgé de 26 à 27 ans devient mélancolique et se précipite du toit de sa maison; un second frère, qui lui donnait des soins, se reproche sa mort, fait plusieurs tentatives de suicide et meurt un an après des suites d'une abstinence prolongée et répétée… Un quatrième frère, médecin, qui, deux ans avant, m'avait répété avec un désespoir effrayant qu'il n'échapperait pas à son sort, se tue[75]». Moreau cite le fait suivant. Un aliéné, dont le frère et l'oncle paternel s'étaient tués, était affecté de penchant au suicide. Un frère qui venait lui rendre visite à Charenton était désespéré des idées horribles qu'il en rapportait et ne pouvait se défendre de la conviction que lui aussi finirait par succomber[76]. Un malade vient faire à Brierre de Boismont la confession suivante: «Jusqu'à 53 ans, je me suis bien porté; je n'avais aucun chagrin, mon caractère était assez gai lorsque, il y a trois ans, j'ai commencé à avoir des idées noires… Depuis trois mois, elles ne me laissent plus de repos et, à chaque instant, je suis poussé à me donner la mort. Je ne vous cacherai pas que mon frère s'est tué à 60 ans; jamais je ne m'en étais préoccupé d'une manière sérieuse, mais en atteignant ma cinquante-sixième année, ce souvenir s'est présenté avec plus de vivacité à mon esprit et, maintenant, il est toujours présent.» Mais un des faits les plus probants est celui que rapporte Falret. Une jeune fille de 19 ans apprend «qu'un oncle du côté paternel s'était volontairement donné la mort. Cette nouvelle l'affligea beaucoup: elle avait ouï-dire que la folie était héréditaire, l'idée qu'elle pourrait un jour tomber dans ce triste état usurpa bientôt son attention… Elle était dans cette triste position lorsque son père mit volontairement un terme à son existence. Dès lors, (elle) se croit tout à fait vouée à une mort violente. Elle ne s'occupe plus que de sa fin prochaine et mille fois elle répète: «Je dois périr comme mon père et comme mon oncle! mon sang est donc corrompu!» Et elle commet une tentative. Or, l'homme qu'elle croyait être son père ne l'était réellement pas. Pour la débarrasser de ses craintes, sa mère lui avoue la vérité et lui ménage une entrevue avec son père véritable. La ressemblance physique était si grande que la malade vit tous ses doutes se dissiper à l'instant même. Dès lors, elle renonce à toute idée de suicide; sa gaieté revient progressivement et sa santé se rétablit[77].»

      Ainsi, d'une part, les cas les plus favorables à l'hérédité du suicide ne suffisent pas à en démontrer l'existence, de l'autre, ils se prêtent sans peine à une autre explication. Mais il y a plus. Certains faits de statistique, dont l'importance semble avoir échappé aux psychologues, sont inconciliables avec l'hypothèse d'une transmission héréditaire proprement dite. Ce sont les suivants:

      1° S'il existe un déterminisme organico-psychique, d'origine héréditaire, qui prédestine les hommes à se tuer, il doit sévir à peu près également sur les deux sexes. Car, comme le suicide n'a, par soi-même, rien de sexuel, il n'y a pas de raison pour que la génération grève les garçons plutôt que les filles. Or, en fait, nous savons que les suicides féminins sont en très petit nombre et ne représentent qu'une faible fraction des suicides masculins. Il n'en serait pas ainsi si l'hérédité avait la puissance qu'on lui attribue.

      Dira-t-on que les femmes héritent, tout comme les hommes, du penchant au suicide, mais qu'il est neutralisé, la plupart du temps, par les conditions sociales qui sont propres au sexe féminin? Mais que faut-il penser d'une hérédité qui, dans la majeure partie des cas, reste latente, sinon qu'elle consiste en une bien vague virtualité dont rien n'établit l'existence?

      2° Parlant de l'hérédité de la phtisie, M. Grancher s'exprime en ces termes: «Que l'on admette l'hérédité dans un cas de ce genre (il s'agit d'une phtisie déclarée chez un enfant de trois mois), tout nous y autorise… Il est déjà moins certain que la tuberculose date de la vie intra-utérine, quand elle éclate quinze ou vingt mois après la naissance, alors que rien ne pouvait faire soupçonner l'existence d'une tuberculose latente… Que dirons-nous maintenant des tuberculoses qui apparaissent quinze, vingt ou trente ans après la naissance? En supposant même qu'une lésion aurait existé au commencement de la vie, cette lésion au bout d'un temps si long, n'aurait-elle pas perdu sa virulence? Est-il naturel d'accuser de tout le mal ces microbes fossiles plutôt que les bacilles bien vivants… que le sujet est exposé à rencontrer sur son chemin[78]». En effet, pour avoir le droit de soutenir qu'une affection est héréditaire, à défaut de la preuve péremptoire qui consiste à en faire voir le germe dans le fœtus ou dans le nouveau-né, à tout le moins faudrait-il établir qu'elle se produit fréquemment chez les jeunes enfants. Voilà pourquoi on a fait de l'hérédité la cause fondamentale de cette folie spéciale qui se manifeste dès la première enfance et que l'on a appelée, pour cette raison, folie héréditaire. Koch a même montré que, dans les cas où la folie, sans être créée de toutes pièces par l'hérédité, ne laisse pas d'en subir l'influence, elle a une tendance beaucoup plus marquée à la précocité que là où il n'y a pas d'antécédents connus[79].

      On cite, il est vrai, des caractères qui sont regardés comme héréditaires et qui, pourtant, ne se montrent qu'à un âge plus ou moins avancé: tels la barbe, les cornes, etc. Mais ce retard n'est explicable dans l'hypothèse de l'hérédité que s'ils dépendent d'un état organique qui ne peut lui-même se constituer qu'au cours de l'évolution individuelle; par exemple, pour tout ce qui concerne les fonctions sexuelles, l'hérédité ne peut évidemment produire d'effets ostensibles qu'à la puberté. Mais si la propriété transmise est possible à tout âge, elle devrait se manifester d'emblée. Par conséquent, plus elle met de temps à apparaître, plus aussi on doit admettre qu'elle ne tient de l'hérédité qu'une faible incitation à être. Or, on ne voit pas pourquoi la tendance au suicide serait solidaire de telle phase du développement organique plutôt que de telle autre. Si elle constitue un mécanisme défini, qui peut se transmettre tout organisé, il devrait donc entrer en jeu dès les premières années.

      Mais, en fait, c'est le contraire qui se passe. Le suicide est extrêmement rare chez les enfants. En France, d'après Legoyt, sur 1 million d'enfants au-dessous de 16 ans, il y avait, pendant la période 1861-75, 4,3 suicides de garçons, 1,8 suicides de filles. En Italie, d'après Morselli, les chiffres sont encore plus faibles: ils ne s'élèvent pas au-dessus de 1,25 pour un sexe et de 0,33 pour l'autre (période 1866-75), et la proportion est sensiblement la même dans tous les pays. Les suicides les plus jeunes se commettent à cinq ans et ils sont tout à fait exceptionnels. Encore n'est-il pas prouvé que ces faits extraordinaires doivent être attribués à l'hérédité. Il ne faut pas oublier, en effet, que l'enfant, lui aussi, est placé sous l'action des causes sociales et qu'elles peuvent suffire à le déterminer au suicide. Ce qui démontre leur influence même dans ce cas, c'est que les suicides d'enfants varient selon le milieu social. Ils ne sont nulle part aussi nombreux que dans les grandes villes[80]. C'est que, nulle part aussi, la vie sociale ne commence aussitôt pour l'enfant, comme le prouve la précocité qui distingue le petit citadin. Initié plus tôt et plus complètement au mouvement de la civilisation, il en subit plus tôt et plus complètement les effets. C'est aussi ce qui fait que, dans les pays cultivés, le nombre des suicides infantiles s'accroît avec une déplorable régularité[81].

      Il y a plus. Non seulement le suicide est très rare pendant l'enfance, mais c'est seulement avec la vieillesse qu'il arrive à son apogée et, dans l'intervalle, il croît régulièrement d'âge en âge.

       TABLEAU IX[82]

       Suicides aux différents âges (pour un million de sujets de chaque âge).

      Avec quelques nuances, ces rapports sont les mêmes

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