La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac

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d'avoir les annonces du département et les insertions judiciaires sans partage. Aussitôt que David eut transmis cette nouvelle à son père, le vieux vigneron, épouvanté déjà par les progrès de la maison Cointet, fondit de Marsac sur la place du Mûrier avec la rapidité du corbeau qui a flairé les cadavres d'un champ de bataille.

      — Laisse-moi manœuvrer les Cointet, ne te mêle pas de cette affaire, dit-il à son fils.

      Le vieillard eut bientôt deviné l'intérêt des Cointet, il les effraya par la sagacité de ses aperçus. Son fils commettait une sottise qu'il venait empêcher, disait-il. — Sur quoi reposera notre clientèle, s'il cède notre journal? Les avoués, les notaires, tous les négociants de l'Houmeau seront libéraux; les Cointet ont voulu nuire aux Séchard en les accusant de Libéralisme, ils leur ont ainsi préparé une planche de salut, les annonces des Libéraux resteront aux Séchard! Vendre le journal! mais autant vendre matériel et brevet. Il demandait alors aux Cointet soixante mille francs de l'imprimerie pour ne pas ruiner son fils: il aimait son fils, il défendait son fils. Le vigneron se servit de son fils comme les paysans se servent de leurs femmes: son fils voulait ou ne voulait pas, selon les propositions qu'il arrachait une à une aux Cointet, et il les amena, non sans efforts, à donner une somme de vingt-deux mille francs pour le Journal de la Charente. Mais David dut s'engager à ne jamais imprimer quelque journal que ce fût, sous peine de trente mille francs de dommages-intérêts. Cette vente était le suicide de l'imprimerie Séchard; mais le vigneron ne s'en inquiétait guère. Après le vol vient toujours l'assassinat. Le bonhomme comptait appliquer cette somme au payement de son fonds; et, pour la palper, il aurait donné David par-dessus le marché, d'autant plus que ce gênant fils avait droit à la moitié de ce trésor inespéré. En dédommagement, le généreux père lui abandonna l'imprimerie, mais en maintenant le loyer de la maison aux fameux douze cents francs.

      Depuis la vente du journal aux Cointet, le vieillard vint rarement en ville, il allégua son grand âge; mais la raison véritable était le peu d'intérêt qu'il portait à une imprimerie qui ne lui appartenait plus. Néanmoins il ne put entièrement répudier la vieille affection qu'il portait à ses outils. Quand ses affaires l'amenaient à Angoulême, il eût été très-difficile de décider qui l'attirait le plus dans sa maison, ou de ses presses en bois ou de son fils, auquel il venait par forme demander ses loyers. Son ancien prote, devenu celui des Cointet, savait à quoi s'en tenir sur cette générosité paternelle; il disait que ce fin renard se ménageait ainsi le droit d'intervenir dans les affaires de son fils, en devenant créancier privilégié par l'accumulation des loyers.

      La nonchalante incurie de David Séchard avait des causes qui peindront le caractère de ce jeune homme. Quelques jours après son installation dans l'imprimerie paternelle, il avait rencontré l'un de ses amis de collége, alors en proie à la plus profonde misère. L'ami de David Séchard était un jeune homme, alors âgé d'environ vingt et un ans, nommé Lucien Chardon, et fils d'un ancien chirurgien des armées républicaines mis hors de service par une blessure. La nature avait fait un chimiste de monsieur Chardon le père, et le hasard l'avait établi pharmacien à Angoulême. La mort le surprit au milieu des préparatifs nécessités par une lucrative découverte à la recherche de laquelle il avait consumé plusieurs années d'études scientifiques. Il voulait guérir toute espèce de goutte. La goutte est la maladie des riches; et comme les riches payent cher la santé quand ils en sont privés, il avait choisi ce problème à résoudre parmi tous ceux qui s'étaient offerts à ses méditations. Placé entre la science et l'empirisme, feu Chardon comprit que la science pouvait seule assurer sa fortune: il avait donc étudié les causes de la maladie, et basé son remède sur un certain régime qui l'appropriait à chaque tempérament. Il était mort pendant un séjour à Paris, où il sollicitait l'approbation de l'Académie des sciences, et perdit ainsi le fruit de ses travaux. Pressentant sa fortune, le pharmacien ne négligeait rien pour l'éducation de son fils et de sa fille, en sorte que l'entretien de sa famille avait constamment dévoré les produits de sa pharmacie. Ainsi, non-seulement il laissa ses enfants dans la misère, mais encore, pour leur malheur, il les avait élevés dans l'espérance de destinées brillantes qui s'éteignirent avec lui. L'illustre Desplein, qui lui donna des soins, le vit mourir dans des convulsions de rage. Cette ambition eut pour principe le violent amour que l'ancien chirurgien portait à sa femme, dernier rejeton de la famille de Rubempré, miraculeusement sauvé par lui de l'échafaud en 1793. Sans que la jeune fille eût voulu consentir à ce mensonge, il avait gagné du temps en la disant enceinte. Après s'être en quelque sorte créé le droit de l'épouser, il l'épousa malgré leur commune pauvreté. Ses enfants, comme tous les enfants de l'amour, eurent pour tout héritage la merveilleuse beauté de leur mère, présent si souvent fatal quand la misère l'accompagne. Ces espérances, ces travaux, ces désespoirs si vivement épousés avaient profondément altéré la beauté de madame Chardon, de même que les lentes dégradations de l'indigence avaient changé ses mœurs; mais son courage et celui de ses enfants égala leur infortune. La pauvre veuve vendit la pharmacie, située dans la Grand'rue de l'Houmeau, le principal faubourg d'Angoulême. Le prix de la pharmacie lui permit de se constituer trois cents francs de rente, somme insuffisante pour sa propre existence; mais elle et sa fille acceptèrent leur position sans en rougir, et se vouèrent à des travaux mercenaires. La mère gardait les femmes en couche, et ses bonnes façons la faisaient préférer à toute autre dans les maisons riches, où elle vivait sans rien coûter à ses enfants, tout en gagnant vingt sous par jour. Pour éviter à son fils le désagrément de voir sa mère dans un pareil abaissement de condition, elle avait pris le nom de madame Charlotte. Les personnes qui réclamaient ses soins s'adressaient à monsieur Postel, le successeur de monsieur Chardon. La sœur de Lucien travaillait chez une blanchisseuse de fin, sa voisine, et gagnait environ quinze sous par jour; elle conduisait les ouvrières et jouissait, dans l'atelier, d'une espèce de suprématie qui la sortait un peu de la classe des grisettes. Les faibles produits de leur travail, joints aux trois cents livres de rente de madame Chardon, arrivaient environ à huit cents francs par an, avec lesquels ces trois personnes devaient vivre, s'habiller et se loger. La stricte économie de ce ménage rendait à peine suffisante cette somme, presque entièrement absorbée par Lucien. Madame Chardon et sa fille Ève croyaient en Lucien comme la femme de Mahomet crut en son mari; leur dévouement à son avenir était sans bornes. Cette pauvre famille demeurait à l'Houmeau dans un logement loué pour une très-modique somme par le successeur de monsieur Chardon, et situé au fond d'une cour intérieure, au-dessus du laboratoire. Lucien y occupait une misérable chambre en mansarde. Stimulé par un père qui, passionné pour les sciences naturelles, l'avait d'abord poussé dans cette voie, Lucien fut un des plus brillants élèves du collége d'Angoulême, où il se trouvait en Troisième lorsque Séchard y finissait ses études.

      Quand le hasard fit rencontrer les deux camarades de collége, Lucien, fatigué de boire à la grossière coupe de la misère, était sur le point de prendre un de ces partis extrêmes auxquels on se décide à vingt ans. Quarante francs par mois que David donna généreusement à Lucien en s'offrant à lui apprendre le métier de prote, quoiqu'un prote lui fût parfaitement inutile, sauva Lucien de son désespoir. Les liens de leur amitié de collége ainsi renouvelés se resserrèrent bientôt par les similitudes de leurs destinées et par les différences de leurs caractères. Tous deux, l'esprit gros de plusieurs fortunes, ils possédaient cette haute intelligence qui met l'homme de plain-pied avec toutes les sommités, et se voyaient jetés au fond de la société. Cette injustice du sort fut un lien puissant. Puis tous deux étaient arrivés à la poésie par une pente différente. Quoique destiné aux spéculations les plus élevées des sciences naturelles, Lucien se portait avec ardeur vers la gloire littéraire; tandis que David, que son génie méditatif prédisposait à la poésie, inclinait par goût vers les sciences exactes. Cette interposition des rôles engendra comme une fraternité spirituelle. Lucien communiqua bientôt à David les hautes vues qu'il tenait de son père sur les applications de la Science à l'Industrie, et David fit apercevoir à Lucien les routes nouvelles où il devait s'engager dans la littérature pour s'y faire un nom et une fortune. L'amitié de ces deux jeunes gens devint en peu de jours une de ces passions qui ne naissent qu'au sortir de l'adolescence. David entrevit bientôt la belle

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