Supplément au Voyage de Bougainville. Dénis Diderot

Чтение книги онлайн.

Читать онлайн книгу Supplément au Voyage de Bougainville - Dénis Diderot страница 2

Supplément au Voyage de Bougainville - Dénis Diderot

Скачать книгу

Moins qu'il n'en pourrait dire; mais assez pour nous apprendre que ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes; les avaient condamnés à un travail assidu; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur avaient laissé aucun droit de propriété; les tenaient sous l'abrutissement de la superstition; en exigeaient une vénération profonde; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu l'autorité.

      A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine ont tant fait de bruit ?

      B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent en criant Chaoua; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la hauteur de cinq pieds cinq à six pouces; n'ayant d'énorme que leur corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de lui, comment l'homme laisseraitil une juste proportion aux objets, lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ?

      A. Et des sauvages, qu'en pensetil ?

      B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les deux extrémités; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux.

      A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la possession d'une forêt; et c'est la première des prétentions, et la cause de la plus ancienne des guerres… Avezvous vu le Tahitien que Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce paysci ?

      B. Je l'ai vu; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur; soit qu'on lui en eût imposé sur la longueur du voyage; soit que, trompé naturellement par le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne; jusqu'à cette lecture, j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi; résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre; effet naturel de l'attrait du sol; attrait qui tient aux commodités dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver ailleurs.

      A. Quoi! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la Beauce ?

      B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu aux frais et à la sûreté de son retour.

      A. Ô Aotourou! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur dirastu de nous ?

      B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas.

      A. Pourquoi peu de choses ?

      B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.

      A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ?

      B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.

      A. En vérité ?

      B. Je n'en doute pas: la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées! Le Tahitien touche à l'origine du monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.

      A. Estce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ?

      B. Ce n'est point une fable; et vous n'auriez aucun doute sur la sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son Voyage.

      A. Et où trouveton ce supplément ?

      B. Là, sur cette table.

      A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ?

      B. Non; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.

      A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses; il faut que je sois bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue !

      B. Tenez, tenez, lisez: passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces genslà.

      A. Comment Bougainville atil compris ces adieux prononcés dans une langue qu'il ignorait ?

      B. Vous le saurez.

      CHAPITRE II – LES ADIEUX DU VIEILLARD

      C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l'abordèrent; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée: il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit: « Pleurez malheureux Tahitiens! pleurez; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants: un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celuici, dans une main, et le fer qui pend au côté de celuilà, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console; je touche à la fin de ma carrière; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O tahitiens! mes amis! vous auriez moyen d'échapper à un funeste avenir; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. »

      Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :

      « Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive: nous sommes innocents, nous sommes heureux; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes; tu as partagé ce privilège

Скачать книгу